Qu’était devenue Rosa ? La maîtresse de Bébé avait compris, elle aussi, qu’il se passait quelque chose de grave.
Depuis quelques jours, elle ne vivait plus. C’étaient des transes continuelles, de perpétuelles inquiétudes. Non seulement elle avait la responsabilité, vis-à-vis de son amant et de ses amis, de la bande des Ténébreux, d’une énorme somme d’argent, mais encore elle redoutait quelque indiscrétion, quelque maladresse qui pourrait renseigner la police et la faire découvrir comme étant la receleuse de l’argent volé à son propre maître : le marquis de Tergall.
Rosa, donc, demeurée dans la salle de bal, n’osait faire un mouvement, toute tremblante d’émotion qu’elle était, souhaitant simplement et par-dessus tout ne pas attirer l’attention sur elle, et pouvoir passer inaperçue.
Les gendarmes avaient rallumé les becs de gaz. Puis, on invita les assistants à se retirer, lentement, par couples, voire même un par un.
Ils déclinaient leurs noms et qualités au brigadier de gendarmerie posté devant l’entrée. Et celui-ci décidait, sur les conseils d’un monsieur placé derrière lui, qui se dissimulait dans l’ombre, de leur liberté ou de leur arrestation.
La plupart des personnes qui avaient été ainsi enfermées dans la salle, sous la tente, s’étaient retirées lorsque Rosa, affectant une allure dégagée, se présenta devant le brigadier.
— Après tout, se disait la jeune femme, je n’ai pas de raison de m’inquiéter, je suis du pays et connue, tout le monde sait que je suis la femme de chambre de la marquise de Tergall, personne ne peut soupçonner que je suis aussi et surtout la maîtresse de Bébé, que j’appartiens à la bande des Ténébreux, et que…
Le brigadier lui toucha le bras au moment eu elle passait :
— Et vous, mademoiselle ? fit-il, vos nom, prénoms, qualité, domicile ?
Payant d’audace, la pierreuse jeta avec un essai de sourire :
— Quoi, vous ne me reconnaissez pas, monsieur le brigadier, je suis pourtant de Saint-Calais comme vous. Vous savez bien, Rosa, la femme de chambre…
Elle n’acheva pas. Deux hommes s’étaient précipité sur elle. Deux agents en bourgeois, qui l’entraînaient à l’écart, la ligotaient. Terrifiée et espérant encore qu’il s’agissait d’un malentendu, la pierreuse protestait de toutes ses forces :
— Au secours. Vous me faites mal. Mais vous vous trompez. Je ne suis pas une rôdeuse, je suis domestique. Je suis Rosa la femme de chambre.
Elle s’arrêta net, pensant défaillir. Quelqu’un venait de dire aux agents qui la maintenaient, un homme qu’elle n’avait pu voir parce qu’il passait rapidement derrière elle :
— Déshabillez cette femme, qu’elle enlève son corset, elle a sur elle l’argent volé au marquis de Tergall.
À demi morte d’effroi, à demi suffoquée par la rage, la jeune femme, tandis qu’elle se révoltait contre la familiarité exagérée des agents de la Sûreté qui, l’ayant à demi dévêtue lui palpaient tout le corps, entendit l’un d’eux s’écrier, au moment précis où il trouvait, sous son sein gauche la liasse de billets de banque qu’elle dissimulait entre corset et chemise :
— C’est égal, il est joliment fort, M. Pradier, notre nouveau juge d’instruction, pour avoir découvert si habilement les voleurs de ce pauvre Chambérieux et du marquis de Tergall.
25 – L’INCOMPRÉHENSIBLE MANŒUVRE
— Vous m’avez fait demander, monsieur le procureur ?
— Mon cher juge d’instruction, je vous ai fait demander, en effet, et j’imagine que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir dérangé. J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre.
Le juge d’instruction Pradier sourit d’un air entendu et regarda le procureur :
— Mon Dieu, qu’allez-vous donc m’annoncer ? Aurais-je obtenu mon changement ?
Pour mieux rire à son aise, déjà M. Anselme Roche s’était rejeté en arrière, dans son fauteuil :
— Hélas non, quand Saint-Calais vous tient, il vous tient bien, mon cher Pradier. Et ce n’est pas encore aujourd’hui ou demain, je le crains, que vous ou moi nous obtiendrons du Garde des Sceaux une nomination plus agréable pour ce qui est de la résidence.
À la vérité, depuis huit mois qu’il occupait avec distinction les fonctions de procureur général près le Tribunal de Saint-Calais, M. Anselme Roche, ce n’était un mystère pour personne, avait multiplié les démarches pour obtenir son changement. Certes, c’était un magistrat convaincu, un magistrat de la bonne souche, de la vieille école, qui adorait son métier, qui conduisait son Parquet avec une indiscutable habileté, mais cela ne l’empêchait pas de se déplaire à Saint-Calais. Les récriminations continuelles qu’il adressait à la petite ville, la trouvant triste, potinière, sale, éloignée de tout, n’avaient pas été déjà sans amuser Fantômas qui, jouant de plus en plus habilement son personnage de juge d’instruction, avait feint de penser tout à fait comme son chef hiérarchique et de désirer lui aussi un changement rapide.
— Ainsi, monsieur le procureur, cette bonne nouvelle dont vous avez à me faire part, ce n’est pas le déménagement ? Qu’est-ce donc ?
— Non, sans doute, ce n’en est pas un pour vous, mon cher juge d’instruction, mais c’est tout de même un changement de résidence pour une autre personne. Allons, je ne vous ferai pas languir. J’aime autant vous annoncer tout de suite que je viens d’être avisé par la Chancellerie que l’ordonnance d’extradition concernant Fantômas va être exécutée.
Charles Pradier bégaya des mots sans suite, dans une extraordinaire confusion de pensée :
— Décidément, on va extrader Fantômas ? C’est certain ? Ah monsieur le procureur, comme je suis heureux, comme je suis content.
Mais, en réalité, tandis qu’il affirmait à son chef hiérarchique qu’il était enchanté d’apprendre que l’extradition de Fantômas allait se faire, Charles Pradier, en lui-même, s’interrogeait.
On allait extrader Fantômas :
— L’ordonnance d’extradition est signée, se disait-il. Donc, on va extrader l’individu qui a pris ma place à Louvain. Cet individu c’est Juve. Donc on va ramener Juve en France, à Saint-Calais. On va me l’amener devant moi. Par conséquent, mon imposture va être découverte.
Maintes fois en effet depuis qu’il était devenu, par un coup du hasard, juge d’instruction à Saint-Calais, Fantômas avait entendu parler de la fameuse ordonnance d’extradition précédemment prise par M. Morel, premier juge chargé du dossier et renvoyée à Paris, pour approbation de la Chancellerie. Jusqu’alors, cependant, Pradier s’était toujours refusé, et pour cause, à en presser l’exécution. Il apprenait aujourd’hui que d’autres s’étaient occupés de l’extradition et qu’elle allait avoir lieu sans qu’il pût rien faire pour l’empêcher.
— Figurez-vous, continuait M. Roche, que j’imaginais moi-même qu’il y avait un obstacle quelconque, un obstacle diplomatique par exemple, à ce que nous puissions obtenir l’extradition de Fantômas. Cette affaire en effet traînait depuis si longtemps que je n’espérais plus guère la voir réglée. Or, ce matin, ce matin même, je viens d’être avisé par la Cour que l’extradition nous était accordée. Je savais bien, monsieur Pradier, que vous seriez heureux de l’apprendre au plus vite.