— Très heureux, en effet.
— En tout cas, mon cher Pradier, quoi qu’il en soit, je tiens à être le premier à vous féliciter de la marche actuelle des événements. L’autre jour, vous avez fait preuve d’un incontestable esprit d’à-propos en saisissant les diamants, si extraordinairement tombés sur le cercueil de ce pauvre marquis de Tergall. Hier, vous usiez d’un plus grand esprit d’à-propos encore en faisant arrêter les individus qui se trouvaient à ce bal d’aspect louche, et que, grâce à votre flair de magistrat instructeur, vous deviniez immédiatement comme compromis dans les affaires de Saint-Calais. Votre conduite est d’une habileté qui confond.
— Vous me comblez, monsieur le procureur, vous me comblez. Certes, je me félicite moi-même quand je pense qu’en ce moment sont déposés au greffe, d’une part, les bijoux volés à la marquise de Tergall, d’autre part, le portefeuille contenant deux cent cinquante mille francs, saisi hier. Mais enfin, monsieur le procureur, je n’oublie pas que tout cela n’est rien au prix de ce qui reste à faire. Sans doute, j’ai pu amener l’arrestation de quelques comparses, mais ce n’est pas suffisant : c’est Fantômas lui-même qu’il me faudrait pouvoir convaincre de crime.
— Plaignez-vous donc, on vous l’amène, Fantômas.
— C’est vrai, monsieur le procureur. Quand pensez-vous qu’il arrive ?
Le procureur général eut un geste de doute et d’hésitation.
— Je ne sais pas. Vous n’ignorez pas plus que moi, mon cher Pradier, que les délais, en pareil cas, dépendent de la distance. La distance s’évalue légalement en myriamètres. Combien y a-t-il de myriamètres d’ici à Louvain ? Je vous avoue que je n’en ai aucune idée. Mais j’imagine que les choses vont aller à toute vitesse. Ne soyez pas trop impatient. D’ici quatre ou cinq jours vous aurez Fantômas dans votre bureau.
Terrible, Charles Pradier étendit la main comme pour un serment solennel :
— Eh bien, mon cher procureur, je vous assure que quand j’aurai Fantômas dans mon cabinet, je trouverai bien moyen de lui faire confesser ses crimes.
Pradier regagna son cabinet. Il en avait à peine fermé la porte sur lui, il était à peine seul dans la petite pièce claire que, pressant son front entre ses mains, il songea :
— Certes, à l’heure actuelle rien ne m’empêche plus d’abandonner Saint-Calais. Certes, si je le veux, je n’ai actuellement qu’à prendre au greffe, sous un prétexte quelconque, les bijoux et l’argent qui y sont déposés, puis à m’en aller. Mais, en réalité, ce serait bien dommage d’être réduit à fuir ainsi alors que, si je peux quelque temps encore demeurer à mon poste, celle qui se croit ma sœur, Antoinette de Tergall, va me verser cinq cent mille francs. Non, je ne dois pas m’en aller encore. Je ne dois pas fuir. Ce n’est pas encore l’heure. C’est bien le diable, d’abord, si je ne peux pas inventer une ruse qui me permette de parer aux dangers que représente pour moi cette ordonnance d’extradition si malencontreusement signée…
Fermant les yeux, le bandit imaginait la scène extraordinaire qui allait immanquablement se dérouler s’il laissait l’extradition suivre son cours. À la prison, c’était Juve qui avait pris sa place, qui était Fantômas. C’était donc Juve qu’on allait amener à Saint-Calais.
— Parbleu, je n’ai pas le choix des moyens.
En même temps, il appuya sur un timbre, la concierge du tribunal accourut :
— Monsieur le juge m’appelle ? s’informa la brave femme.
— En effet, madame, veuillez porter cette ordonnance au gardien-chef de la prison.
— Bien, monsieur.
Fantômas-Pradier d’un paraphe appuyé signa l’ordonnance d’interrogatoire.
La concierge disparut pour aller la faire exécuter.
Quelques minutes plus tard, sous la conduite de deux gendarmes, on amenait dans le bureau du juge d’instruction deux prévenus qui faisaient piètre figure.
— Avancez, ordonnait rudement Charles Pradier.
Puis, il ajoutait :
— Gendarmes, laissez-nous.
Les gendarmes se consultèrent du regard, surpris.
— Monsieur le juge d’instruction nous renvoie ?
— Oui. Vous pouvez disposer, gendarmes. J’entends interroger seul ces individus.
Les gendarmes sortirent, abasourdis.
Plus abasourdis encore, étaient les deux prévenus : l’Élève et Bébé.
Or, les deux apaches n’étaient pas entrés dans le cabinet du juge d’instruction qu’ils s’étaient aperçus du premier coup d’œil, que le magistrat n’était autre que Fantômas. Le sinistre bandit les avait appelés de sa voix naturelle, de la voix de Fantômas. Bébé, le premier, pourtant, avait retrouvé son sang-froid.
Comme l’Élève le regardait avec des yeux ronds, une mimique si affolée qu’elle devenait explicite, Bébé souffla :
— Tais-toi, la ferme, jase pas, c’est des mistoufles qui vont s’expliquer.
Puis, les gendarmes sortis, Bébé devinant qu’alors on pouvait parler sans hésiter, apostrophait le juge d’instruction :
— Des fois, faisait-il, j’en suis comme deux ronds de flan, c’est bien toi, Fantômas ?
Fantômas haussa les épaules :
— Naturellement.
Fantômas affectait une grande cordialité :
— Oui, je suis curieux à mes moments perdus. Tu ne savais pas. Bébé ?
— Ah mince alors, sûr que je ne m’en doutais pas. Mais sacré bon sang, si t’es le curieux, c’est toi qui as fait coffrer tout le monde hier ?
Et la voix de Bébé s’était faite menaçante.
Pour Fantômas, sans le moindre embarras, il avoua :
— Oui, c’est moi qui ai fait coffrer tout le monde. Ça n’a pas d’importance, puisque je suis à même, par ma situation, de faire relâcher qui bon me semble.
— Eh bien, conclut Bébé, tout ça c’est des affaires qui me donnent les foies. On sait jamais ce que tu trafiques, Fantômas. T’es un costaud. Mais t’es un costaud qui fait peur. Vingt dieux, tu dis que tu peux relâcher tout le monde ? Alors qu’est-ce que t’attends pour nous renvoyer à la liberté, l’Élève, moi et les autres ? tu t’imagines pas que nous nous amusons en prison ?
— Bien entendu, vous ne vous amusez pas en prison. Et moi, Bébé, crois-tu que je me plaise davantage à faire semblant d’être magistrat ?
— Rien ne t’y oblige ?
— Tu crois ?
— Enfin, reprenait l’apache, qu’est-ce que tu vas faire de nous ? Je me doute bien, Fantômas, que si tu nous as fait coffrer, y’a des raisons pour.
— Probable. Eh bien oui. Bébé, si je vous ai fait coffrer, tous, hier soir, en effet, y’a des raisons pour. Je vous savais, d’abord, sous la surveillance de la Sûreté. Donc, si je ne vous avais pas arrêtés, vous alliez l’être. Or, être arrêtés par moi cela n’avait guère d’importance, tandis qu’être arrêtés par d’autres.
— Ouais. Ça fait très bien. Mais en attendant, j’aimerais bien jouer la fille de l’air.
Fantômas se leva :
— Tu vas la jouer.
Le bandit marchant vers le grand placard qui ornait le fond de son cabinet, prit en effet des formules d’imprimés, des ordonnances de non-lieu. Il en signa deux, l’une au nom de Bébé, et l’autre au nom de l’Élève.
— Écoutez, reprenait Fantômas, toisant les deux hommes, voici assez longtemps que nous causons pour ne rien dire alors que les minutes pressent. Vous êtes en ce moment bouclés tous les deux ? Si je le voulais, vous resteriez bouclés. Vous auriez beau crier en effet que je suis Fantômas, vous pensez bien que personne ne vous croirait ! Donc, vous ne pouvez rien contre moi. Alors que je peux tout pour vous. Vous êtes bien de mon avis ?
Bébé inclina la tête, l’Élève qui sortait seulement de sa stupeur profonde, demanda brutalement :
— Pourquoi nous dis-tu cela ?
— Pour vous inviter à réfléchir. Eh bien, mes enfants, je vais vous remettre en liberté. Mais à une condition : vous allez vous charger, l’un et l’autre, d’une mission qui demande énergie et vigueur.