— C’est exact, bizarre tout de même cette aventure. Figurez-vous qu’il y a deux autres gendarmes et un prisonnier qui vont comme vous jusqu’à Connerré et qui réclament le wagon réservé.
— Alors ? interrogèrent les deux gendarmes, très inquiets et s’attendant à ce qu’on les fit descendre. Alors qu’est-ce que vous allez faire ?
— Dame, je ne sais pas. Je ne peux pas réserver un wagon de mon autorité pour l’administration pénitentiaire. D’ailleurs, au service du mouvement, on n’a indiqué qu’un seul wagon réservé.
L’employé souleva sa casquette, se gratta le front, mâchonna un porte-plume qu’il finit par poser sous son couvre-chef en un équilibre instable, puis il proposa :
— Des fois, messieurs les gendarmes, vous verriez un inconvénient, à ce que je fasse monter vos collègues avec vous ? Ça arrangerait tout, vous comprenez.
Déjà les deux pandores s’étaient consultés du regard.
Il ne leur déplaisait pas, à vrai dire, d’avoir des compagnons de route appartenant comme eux à la maréchaussée. Et puis, ils étaient imbus de cette timidité spéciale qui est la timidité des gendarmes. Comme tous ces braves militaires, ils avaient un respect infini pour les lois et règlements et aussi une crainte superstitieuse d’être, malgré eux, en contravention.
D’autres gendarmes réclamaient le wagon qu’ils occupaient, avaient-ils raison d’exiger un compartiment réservé ou étaient-ils dans leur tort ? Les gendarmes de Juve flairant une erreur du service de la place songeaient que peut-être bien tout cela pourrait finir par leur causer des ennuis. Dans le doute, mieux valait assurément accepter la compagnie des collègues.
— Qu’ils viennent, qu’ils viennent, nous serons tout simplement six en route. Et pas plus malheureux pour ça.
L’employé se gratta encore le front, geste qui, chez lui, témoignait d’une indécision profonde, aussi bien que d’une résolution subitement arrêtée :
— Je vais les chercher, dit-il.
Trois minutes plus tard, au moment précis où le train commençait à siffler discrètement pour inviter le mécanicien au départ, au moment où les portières claquaient, où les adieux s’échangeaient, deux nouveaux pandores, encadrant un prisonnier, se présentaient à l’entrée du compartiment où Juve, toujours absorbé par ses réflexions, rêvait à Fantômas.
— Bien le bonjour, messieurs, dit le chef des deux nouveaux gendarmes.
Puis il se retourna vers le prisonnier qu’il amenait :
— Allons, monte, toi.
Et comme l’individu s’était exécuté, il ordonna encore :
— Mets-toi dans le fond. Et ne bouge pas, nom de Dieu.
Les deux prisonniers, dès lors, étaient l’un en face de l’autre, les quatre gendarmes se faisaient des grâces, en s’aidant à caser leur sabre dans le filet, en se débarrassant de leur képi, en débouclant leur ceinturon.
Le train démarrait qu’ils avaient déjà fait connaissance, qu’ils échangeaient des réflexions sur la sévérité relative des maréchaux des logis qui étaient leurs chefs respectifs. Or, tandis que les quatre gendarmes en confiance, heureux d’échanger des potins de métier, nouaient entre eux des relations empreintes de la plus grande cordialité, Juve, bien qu’il eût l’air d’avoir les yeux fermés, examinait à la dérobée le prisonnier qui venait de s’asseoir en face de lui, et son naturel reprenant le dessus, il sentait en ce moment tous ses instincts de policier s’éveiller en lui.
Tandis que le train, petit à petit, prenait de la vitesse, tandis qu’il forçait son allure, ayant fini de traverser les voies resserrées qui sont les voies d’accès à la gare Montparnasse, Juve songeait :
— Quel âge peut-il avoir ? Peuh, de vingt-cinq à trente ans, c’est de la graine de prison, du bétail de bagne, de la chair à guillotine.
Et de fait, il semblait bien à première vue que l’apache qui venait de s’asseoir dans le coin opposé à celui qu’occupait Juve fût l’un de ces jeunes voyous qui n’attendent pas le nombre des années pour tenter de réussir quelque gros coup qui classe les maîtres dans l’esprit du milieu. Vêtu d’un complet à carreaux effiloché, graisseux, dont le col remonté ne laissait apparaître aucun linge, chaussé de bottines à boutons, dont la plupart manquaient, dont le cuir comportait de multiples crevasses, coiffé d’une casquette de jockey rabattue sur le visage, il offrait le spectacle lamentable du vice crapuleux et misérable.
— Moi, songeait Juve, avec un sourire amusé, on me ramène de Belgique et par conséquent il est tout naturel, étant donné la haute personnalité que j’incarne en passant pour Fantômas, que l’on me fasse l’honneur d’un transport par voie ferrée, mais lui, s’il n’avait qu’une peccadille à expier, on l’enverrait par la route, de brigade en brigade. Pour que les deux gendarmes l’escortant prennent ainsi place dans le train, il faut que ce soit un coupable d’importance.
Juve, ayant suffisamment examiné son voisin, passa à l’observation toute naturelle des deux gendarmes qui l’accompagnaient, et qui, maintenant, discutaient fort avec ses deux propres gardiens.
Or, Juve les voyait mal. Les deux nouveaux militaires en effet ayant trouvé les deux premiers coins opposés à ceux qu’occupaient les prisonniers pris par les deux gendarmes de Juve, s’étaient installés sur les banquettes entre les prisonniers et leurs collègues.
Comme ils discutaient, ils tournaient tout naturellement le dos à Juve qui ne pouvait voir d’eux que leurs uniformes vraisemblablement neufs et, en tout cas, superbes, aveuglants de boutons de cuivre astiqués.
Juve, ne pouvant apercevoir le visage des deux pandores, machinalement écoutait leur conversation. Les quatre gendarmes échangeaient des confidences, relativement à leurs prisonniers :
— Nous, disait le brigadier qui avait charge de Juve, nous, c’est un costaud qu’on accompagne jusqu’à Connerré, c’est le fameux Fantômas.
— Hé, hé, répondait l’un des gendarmes qui convoyaient l’autre prisonnier, paraît alors que ça va chauffer à Saint-Calais. Car nous, l’apache qu’on y conduit – car on va aussi à Connerré, – c’est comme qui dirait un complice aussi à Fantômas. Mais un petit complice, un tout petit complice en somme, et la preuve c’est que Fantômas, vous le voyez, ne le connaît pas.
Le train roulait toujours. Juve, commençant à trouver monotone d’observer alternativement le repos indifférent de l’individu qu’il avait en face de lui, et l’agitation des gendarmes, toujours occupés à causer, finissait tout tranquillement par décider de fermer les yeux, de s’endormir, de prendre un peu de repos.
— Après tout, songeait l’excellent policier, la journée de demain va être rude, il n’est pas mauvais que je m’y prépare en m’accordant un bon somme.
Juve se rencogna donc, s’étendit, commençant à s’assoupir, et cela d’autant plus béatement qu’à la même minute les quatre gendarmes, profitant de ce que le train filant à toute allure, ils ne pouvaient redouter aucune tentative d’évasion de la part de leurs prisonniers, venaient d’abaisser le rideau bleu tamisant la lumière de la veilleuse. Eux aussi allaient dormir.
Or, quelques minutes plus tard, comme Juve, éreinté par le long voyage qu’il avait fait depuis Louvain, s’assoupissait, il eut nettement l’impression qu’il rêvait et, chose curieuse, il avait en même temps conscience de son rêve. C’était une sensation si bizarre, si surprenante, que brusquement le policier se réveilla.
— Ah çà, songea-t-il, voilà que j’ai le cauchemar, il m’a semblé qu’on m’appelait, et qu’on m’appelait par mon nom.
Juve ouvrait les yeux, regardait d’un regard étonné l’aspect paisible du wagon. À coup sûr, il venait d’être victime d’un songe, car tout le monde dormait, les quatre gendarmes ronflaient à l’unisson, le prisonnier qui faisait face à Juve respirait régulièrement, lui aussi endormi, sans nul doute.