— Je deviens somnambule, murmura Juve en bâillant. Encore un signe de vieillesse.
Et Juve referma les yeux. Or, le policier n’était pas encore rendormi qu’il entendait distinctement, bien que très faiblement, une voix murmurer :
— Juve, réveillez-vous donc, marmotte que vous faites. Imbécile que vous êtes, réveillez-vous donc, Juve.
De saisissement, Juve faillit sursauter. Par bonheur, il songea que la prudence est une vertu, et il demeura immobile.
La voix reprenait d’ailleurs :
— Juve, vous n’avez pas besoin de faire des yeux ronds et de paraître complètement abasourdi, Juve, écoutez-moi donc, sapristi.
Cette fois, le policier comprit qu’il ne rêvait pas.
— Ah çà ! qu’est-ce qui m’adresse la parole ? Qui est là ?
— Moi.
— Qui ?
— Moi.
— Qui, encore ?
— Fandor.
— Où es-tu, Fandor ?
— En face de vous.
Et alors, avec un imperceptible sourire, Juve comprit que le prisonnier, l’infect voyou que deux gendarmes avaient amené dans son compartiment, n’était autre en effet que son intrépide ami Jérôme Fandor.
À la façon d’un dormeur qui s’installe tout tranquillement pour passer la nuit le plus confortablement possible, Fandor venait en effet de se retourner un peu ; il mettait sa casquette sur son visage, tournait la tête, les gendarmes ne pouvaient plus voir sa physionomie. En revanche, Juve, maintenant, reconnaissait parfaitement le visage de son ami.
Fandor semblait du reste s’amuser infiniment.
— Et voilà, mon vieux Juve, voilà comment on a des hauts et des bas dans l’existence. Nous nous sommes connus, il n’y a pas encore bien longtemps, voyageant dans le train de luxe pour regagner le Casino de Monte-Carlo où nous allions tous deux faire la noce. Aujourd’hui, vous et moi, nous nous retrouvons entre deux gendarmes… Que voulez-vous ? Il faut se faire une raison, Juve.
— Assez, Fandor. Dis-moi plutôt comment il se fait que tu es arrêté. La dernière fois que je t’ai vu, à la prison de Louvain, rien ne laissait supposer…
— Allons, Juve, un peu de patience, et ne m’interrogez pas. Je vais tout vous expliquer. D’abord, je ne suis pas arrêté.
— Pas arrêté ? Qu’est-ce que tu me chantes ? Ces deux gendarmes qui t’accompagnent ?
— Ces deux gendarmes, ne sont pas des gendarmes, mais bien vos excellents amis, nos excellents complices, Léon et Michel, déguisés en gendarmes, tout comme je suis déguisé, moi, en prisonnier.
— Léon et Michel ? Ah çà, mais je deviens fou.
— Le fait est, avoua le journaliste, que vous pouvez être surpris. Bon, écoutez-moi, Juve, les minutes pressent, car, après tout, on ne sait pas ce qui peut arriver. Vos deux gendarmes peuvent se réveiller, il faut que je vous mette au courant. Mon bon Juve, quand je vous ai vu à Louvain, vous m’avez dit : « Obtiens coûte que coûte que je sois rapidement extradé. » Bien. Je me suis démené. L’ordonnance d’extradition a été signée il y a cinq jours. C’est pourquoi vous êtes extradé.
— En effet. J’ai parfaitement deviné que c’était à tes démarches que je devais d’être enfin extrait de la prison de Louvain.
— Bougre de nom d’un chien, ne m’interrompez pas. Votre ordonnance d’extradition signée, Juve, je rapplique immédiatement à Saint-Calais pour surveiller la marche des événements. Or, savez-vous ce que je découvre à Saint-Calais ?
— Non. Quoi ?
— Que le juge Pradier a la tête trop petite.
Et comme Juve se taisait, l’air abruti, par l’extraordinaire affirmation de Jérôme Fandor, le journaliste poursuivit :
— Parfaitement. Mais il faut que j’éclaire ma lanterne. Mon bon Juve, quand les affaires de Saint-Calais ont commencé, il y avait un juge d’instruction qui s’appelait M. Morel. À ce juge d’instruction mis à la retraite a succédé un autre juge d’instruction nommé Charles Pradier. Je ne vous cacherai pas que, les premiers jours, ce Charles Pradier a été extrêmement sympathique. Une semaine pourtant après sa nomination, je ne pouvais plus le sentir.
— Je ne comprends rien du tout à ce que tu me racontes.
— Ça ne fait rien, écoutez-moi toujours. Donc ce Charles Pradier m’est devenu antipathique, et cela pour deux raisons : la première, qu’il refusait de se laisser interviewer par moi, qu’il me fuyait presque, la seconde, qu’il mettait une mauvaise grâce extrême à presser votre extradition. Comprenez-vous, Juve ?
— Je vais peut-être comprendre.
— De là à me méfier de ce Pradier, il n’y avait qu’un pas. Ce pas, si j’ose dire, je l’ai sauté à pieds joints. À ce moment, dans l’ombre, sans avoir l’air de rien, j’ai multiplié les enquêtes. On m’a vu à Mont-de-Marsan, poste précédent du nommé Pradier, où j’ai appris bien des choses intéressantes.
— Quoi ?
— Oh, ce serait trop long à raconter. Qu’il vous suffise de savoir ceci : hier, au moment même où votre ordonnance d’extradition était définitivement mise en règle, je suis arrivé à prendre un chapeau melon ayant incontestablement appartenu au juge d’instruction Pradier. Or, Juve, ce chapeau, ce chapeau truqué, ce chapeau que j’ai ramené à sa véritable dimension en enlevant des bandes de papier qui en garnissaient la coiffe, ce chapeau m’a convaincu que le Pradier, le Charles Pradier de Saint-Calais, avait la tête plus petite que le Charles Pradier de Mont-de-Marsan.
— Mon Dieu, tu vas me rendre fou avec tes histoires, Fandor, qu’est-ce que tu veux dire ? Parle.
Mais Fandor ne répondit pas.
L’un des gendarmes venait de se remuer, d’ouvrir les yeux. Juve et Fandor, toutefois, après quelques minutes d’intense émotion, se rassurèrent. Le gendarme ayant jeté un regard soupçonneux autour de lui n’avait rien aperçu de suspect, referma les yeux, se remit à ronfler.
Jérôme Fandor reprit :
— Voilà, Juve. C’est quelque chose de grave, de terrifiant, et je vous prie de noter que je n’en suis pas certain. Toutefois, il était bon de vous prévenir.
— Parle.
— Eh bien, Juve, je suis persuadé que le Pradier, le Charles Pradier qui est à Saint-Calais, est un faux Charles Pradier. Qui est-ce ? Je n’en sais rien, je n’ose pas l’imaginer.
— Pourtant, ça ne peut pas être…
— Juve, retenez bien ceci : le Pradier qui est à Saint-Calais a tout fait au monde pour que vous ne soyez pas extradé, ce qui est déjà grave. Ensuite, il a remis hier en liberté, j’ai pu m’en assurer, deux individus qui sont en ce moment en train de vous attendre à Connerré, et qui n’ont qu’un but : tenez-vous bien, Juve, vous empêcher de parvenir jusqu’à Saint-Calais.
— Mais tu parles chinois, sapristi.
— Je ne parle pas chinois du tout, je parle français. Juve. Je vous dis que, soupçonnant Charles Pradier d’avoir des raisons spéciales pour ne point vouloir que vous soyez extradé, je me suis arrangé pour surveiller ses faits et gestes. Il a remis en liberté, hier, l’apache Bébé et l’autre que nous connaissons sous le sobriquet de l’Élève. Ces deux individus sont décidés à vous faire évader d’abord, à vous tuer ensuite, et si moi je suis ici, mon brave Juve, c’est tout simplement parce qu’il me semble absolument nécessaire que nous évitions votre évasion d’abord, votre assassinat ensuite.
— Mais enfin, comment vas-tu faire ? comment pensent-ils me faire évader ?
— Ne vous inquiétez de rien.
Le journaliste ne put ajouter un autre mot, le train s’immobilisa à l’entrée d’une station, les gendarmes se réveillèrent, les gendarmes de Juve, hélas, car ceux de Fandor n’eussent pas été gênants, ils se réveillaient si bien que les deux amis ne purent plus échanger la moindre parole.
***
— Cavale voir un peu, mon poteau, viens-t’en jusque sous ce wagon ; d’abord on sera à l’abri, et ensuite on pourra surveiller l’arrivée du train, sans se faire remarquer. T’as toujours ton rigolo ?