Lorsque M. Anselme Roche s’était tu, attendant ses réponses, Juve, très tranquillement, exagérant même son attitude d’indifférence, se leva de la chaise qu’il occupait, s’inclina, et d’un petit ton badin commença :
— Permettez-moi de me présenter, monsieur le procureur, avant de vous répondre, ou plutôt avant de répondre à certaines de vos questions. Vous avez tout à l’heure fait une confusion d’ailleurs bien excusable. Vous m’avez appelé : Fantômas. Je ne suis pas Fantômas. Je n’ai jamais été Fantômas. Fantômas est depuis longtemps libre, hors de prison, à l’abri de la poigne des gendarmes, et moi, moi qui vous parle, moi, que l’on vient d’extrader de Belgique, je suis. Voyons, monsieur le procureur général, vous ne devinez pas qui je suis ?
Le procureur général présentait à cet instant un visage si stupéfait qu’il fallait toute l’angoisse de la minute pour que Juve ne pouffât pas, en considérant cette face blême, où la bouche grimaçait, où les yeux ronds semblaient clignoter devant une lumière aveuglante.
— Non, je ne sais pas qui vous êtes.
— Eh bien, reprenait Juve, je crains que vous n’en soyez surpris. Je ne suis pas Fantômas, je suis Juve.
Le policier, sitôt sa déclaration faite, son extraordinaire déclaration, perdit un peu de son calme. L’instant était décisif, et Juve le savait.
Depuis deux heures, son opinion était faite. Il soupçonnait de terribles choses, d’épouvantables drames, il avait conscience de frôler à la fois la victoire et la défaite. Qu’il parvînt à convaincre le procureur général de sa personnalité et l’arrestation de Fantômas n’était plus qu’une question de minutes.
Que M. Anselme Roche, au contraire, ne voulût pas admettre ce fait, d’apparence invraisemblable, et, peut-être, d’autres difficultés allaient surgir qui donneraient à l’Insaisissable le temps de disparaître une fois de plus.
— Écoutez-moi, reprit Juve.
Et c’est avec des mots posés, des mots précis, étayant chacune de ses affirmations d’une preuve dont il faisait ressortir la valeur, fondant chaque argument sur des réalités, que Juve contait son invraisemblable odyssée. Il dit d’abord, passant vite sur les détails, car en cela Juve mentait, que Fantômas n’avait jamais été arrêté par la justice belge.
— Lors de l’assassinat du prince Nikita, affirmait-il, c’est moi, monsieur le procureur, c’est moi, moi seul qui ait été emmené par les gendarmes.
Continuant le récit de ses aventures avec une audace que grandissait en lui la notion des difficultés à vaincre, Juve parla de sa vie en prison.
Il feignit d’ignorer complètement le policier Juve qui soi-disant était déjà venu à Saint-Calais.
— À cette date, j’étais à Louvain, dit-il.
Et alors, sur la prison, sur l’existence même des condamnés, Juve dressait un tel rapport qu’il était impossible de douter qu’il eût été réellement prisonnier.
— Votre ordonnance d’extradition, conclut Juve, m’est arrivée en temps voulu et juste lorsque je m’apprêtais à donner mon identité véritable. Vous n’ignorez pas, monsieur le procureur, que j’ai un excellent ami, presque un fils, qui s’appelle Jérôme Fandor… Eh bien, monsieur le procureur, Jérôme Fandor était venu me voir en prison, et par lui j’avais appris bien des choses qui me mettaient sur la piste de l’insaisissable, du terrifiant, du redoutable Fantômas.
Le procureur général, à ce nom, bondit littéralement sur son fauteuil.
— Vous êtes sur la piste de Fantômas ?
Juve, de la main, calma l’agitation du magistrat…
— Oh, dit-il, n’allons pas si vite, nous nous occuperons de Fantômas tout à l’heure et je sais où il est, ce n’est pas loin d’ici.
Juve, dès lors, reprit son récit.
— Monsieur le procureur, quand je suis arrivé hier à Bessé, je savais par mon ami Jérôme Fandor qu’il y avait à Saint-Calais un homme qui n’était pas celui qu’il était. Hum, c’est assez compliqué. Suivez-moi bien, monsieur le procureur. Je savais qu’il y avait un personnage qui passait pour quelqu’un qu’en réalité il n’était nullement. J’hésitais sur la conduite à tenir à son égard, car, à la vérité, je n’avais pas de preuves de l’imposture qu’il tentait, qu’il réussissait depuis plusieurs mois. Hier je n’avais pas de preuves. J’avais une simple présomption : un chapeau trop large. Aujourd’hui, j’ai une preuve, une preuve matérielle, une preuve irréfutable que je vous apporte, que voici.
Dans les doigts de Juve, une seconde, le procureur général vit briller une médaille d’argent corrodée, brûlée, dont il n’avait pas le temps de reconnaître la nature.
— Parlez. Vous me faites mourir.
Juve sourit en comprenant que l’énervement de M. Anselme Roche grandissait de minute en minute et que jamais le magistrat n’eût été si anxieux s’il n’avait pas ajouté foi aux paroles du policier.
Alors, usant toujours de son extraordinaire netteté d’élocution, retrouvant une éloquence simple et persuasive, ayant l’air d’énoncer de simples faits, mais en réalité les commentant si habilement qu’il était impossible de s’y tromper, Juve fit au procureur le récit de l’enquête à laquelle il s’était livré à Bessé-sur-Braye.
Il dit comment il avait été amené à découvrir une médaille, une médaille personnelle, affirma-t-il, dans la tuyauterie de la locomotive. Comment cette tuyauterie de locomotive encrassée de chaux l’avait conduit à l’examen du réservoir d’eau servant à l’alimentation des chaudières. Comment, dans ce réservoir, enfin, on avait découvert des vestiges humains, un squelette, des ossements, un cadavre pour tout dire.
Et d’une voix qui malgré lui tonnait, d’une voix qui s’enflait, car il se prenait à la passionnante aventure dont il contait les péripéties, Juve conclut :
— Monsieur le procureur, je ne suis qu’un policier désarmé quand je n’agis point en vertu d’un mandat. Pour tout homme de bonne foi, il est évident que Fantômas est l’auteur présumé du crime dont j’ai retrouvé les traces à Bessé-sur-Braye. Monsieur le procureur, vous pouvez, vous, procéder à l’arrestation d’un coupable dès lors que vous le surprenez en flagrant délit. Monsieur le procureur, Fantômas est actuellement en état de crime, arrêtez-le.
Juve, toutefois, se hâta trop de conclure.
Si lumineusement, indiscutablement, il avait convaincu M. Anselme Roche de son identité, M. Anselme Roche n’avait encore rien compris à ce que Juve lui disait être la personnalité de Fantômas.
— Mais enfin, interrogeait d’une voix blanche, bégayante, le procureur général, mais enfin, qui donc accusez-vous d’être Fantômas ? Où est le bandit ?
Juve, pour toute réponse, se leva :
— Venez, monsieur le procureur. Fantômas est ici. Dans ce Palais de Justice.
— Vous êtes fou.
— Dans le cabinet du juge d’instruction.
M. Anselme Roche, qui d’abord s’était machinalement levé pour suivre Juve, s’immobilisa brusquement :
— Dans le cabinet du juge d’instruction, Juve, Juve, c’est impossible. Vous vous trompez. J’ai vu de mes yeux vu M. Pradier renvoyer tout à l’heure les prévenus qu’il interrogeait. Il est maintenant seul. Fantômas n’est pas avec lui.
— Je vous en prie, monsieur le procureur, venez. Je vous ai dit que Fantômas est dans le cabinet du juge d’instruction, je ne m’en dédis pas. Je ne parle pas au hasard. Je sais.
Juve avait l’accent d’une conviction si assurée que M. Anselme Roche ne répondit plus rien.
— M. Pradier est seul, murmurait-il, M. Pradier est seul.
Il répétait cela, le pauvre procureur, d’un ton halluciné, comme une litanie, sans avoir même conscience de ce qu’il disait. Juve l’entraîna. Dans le couloir, les deux gendarmes qui avaient amené le Roi des Policiers stationnaient encore. Juve demanda au magistrat, qui marchait sur ses talons :