— Le couloir n’a pas d’issue, n’est-ce pas ? Les fenêtres sont grillées ? Il est impossible que l’on s’évade ?
— Impossible, impossible, répéta comme un écho M. Anselme Roche.
— Très bien.
Juve se tourna vers les gendarmes :
— Vous allez demeurer là où vous êtes et ne laisser sortir personne. Vous m’entendez, gendarmes, personne, avant que M. le procureur ou moi nous vous ayons donné d’autres ordres.
Juve ne s’occupa point de la stupéfaction des gendarmes devant cet inconnu qui leur parlait ainsi, tandis que, quelques minutes auparavant, ils le considéraient comme un malfaiteur dangereux.
— Venez, répéta le policier.
Et, tenant le procureur par le bras, le tenant d’une étreinte nerveuse, il le poussa vers le cabinet du juge d’instruction. Devant la porte, Juve s’arrêtait. C’était tout bas qu’il soufflait au magistrat :
— Fantômas est là, rappelez-vous qu’il est capable de tout. Ne vous laissez prendre à aucune de ses ruses. Fantômas est là. Nous allons l’arrêter. Attention.
Juve frappa. De l’intérieur du cabinet, une voix répondit, très calme :
— Entrez.
Juve avait à peine ouvert la porte, que déjà M. Anselme Roche bégayait à mi-voix :
— Vous voyez bien que M. Pradier est seul.
Juve ne parut même pas l’avoir entendu.
À sa main droite brillait quelque chose qui était un revolver, il le braquait sur le juge d’instruction, cependant que, d’une voix haineuse, il criait :
— Fantômas, rendez-vous. Au nom de la loi je vous arrête. Je vous arrête en France. Voilà la revanche du drame de Feignies.
Juve s’attendait à quelque résistance.
Il devait être surpris par l’attitude du bandit.
À son arrivée, purement et simplement, il s’était levé. Il n’était pas armé. Il ne témoigna d’aucune colère. C’est d’un ton abattu presque qu’il répondit :
— Vous avez raison, Juve. Vous prenez aujourd’hui votre revanche. Soit, je me rends. Arrêtez-moi.
Docilement, l’Insaisissable fit un pas en avant.
Mais toute cette scène était incompréhensible pour le malheureux procureur général. D’abord il s’était tu, maintenant cet honnête homme eut un grand cri d’indignation :
— Ah çà, hurla-t-il, mais enfin, monsieur Pradier… monsieur le juge. Vous êtes donc Fantômas ?
C’était une phrase bien naturelle, bien simple, que celle du malheureux procureur, elle déchaîna pourtant l’ironie et l’amusement des deux principaux acteurs du drame tragique qui se jouait. Juve haussa les épaules. Pour Fantômas, en dépit de la gravité de sa situation, il éclata de rire. Affectant de traiter Juve d’égal à égal, en ami presque, Fantômas répondit :
— Monsieur le procureur, vous êtes un imbécile. Il n’y a plus de Pradier ici. Aussi bien, j’en ai assez de porter la robe. J’étouffais dans le cadre étroit des lois et du Code. Allons, comprenez donc. Au moment où on l’arrête, où une main l’empoigne au collet, Fantômas reprend sa liberté, redevient le bandit qu’il est réellement et qu’il est fier d’être. M. le juge, dites-vous, M. Pradier ? Pauvre magistrat d’intelligence étroite. Mais comprenez donc la façon dont je me suis joué de vous, la pitié même que ressent à votre égard Juve, qui vous fait marcher comme une marionnette, comme un polichinelle que vous êtes. Allons, monsieur le procureur, puisque vous ne voyez que Pradier, que juge d’instruction, puisque encore maintenant votre timidité s’affole, je vais vous ouvrir les yeux et, perdu pour perdu, abattre mes cartes et finir en beauté. Vraiment, vous ne voyez que Pradier ? Pradier tout seul ? Vous voulez voir Fantômas ? Regardez-le :
Fantômas, d’un geste brusque, arracha sa moustache postiche, sa chevelure fausse, sa barbe d’emprunt. Il lui fallut une minute pour passer son mouchoir sur son visage, enlever le fard qui y traçait des rides imaginaires. Et ce n’était plus la tête grave, digne, qu’il connaissait pour être celle du juge Pradier que contempla, hagard, M. Anselme Roche, c’était la face rasée, énergique, énigmatique de Fantômas, du Maître de l’Effroi, du Roi de l’Épouvante.
La transformation que Fantômas opérait ainsi était extraordinaire. Les yeux tout à l’heure voilés par les sourcils épais, les yeux doux et tranquilles prenaient un regard cruel. La bouche retrouvait le rictus amer, le pli désabusé qui tant de fois avait fait frémir les victimes de l’homme à la cagoule.
Et c’était encore un sourire spécial, quelque chose comme la grimace d’un fauve, le rire d’un félin, qui passa sur le visage de Fantômas, tandis que, debout, les bras croisés, toisant avec un indicible mépris M. Anselme Roche, Fantômas reprenait :
— Voyez-vous, monsieur Anselme Roche, voyez-vous Fantômas ?
Puis le bandit se tourna vers Juve :
— Avouez, disait-il, que si vous avez la victoire aujourd’hui, Juve, j’avais parfaitement joué mon rôle et merveilleusement dupé tous ces ridicules porteurs d’hermine.
Rudement, Juve interrompit le bandit :
— Assez, dit-il, vos insultes ne prouvent rien, Fantômas. Vous devriez vous souvenir que ceux que vous traitez d’imbéciles auront quelque jour l’intelligence de signer votre arrêt de mort.
Mais Juve peut-être s’avançait trop.
— Oh, fit Fantômas, ma tête n’est pas encore près de tomber dans le panier de Deibler. Quels procès nous avons devant nous, Juve. Avant d’arriver au jour béni de mon exécution, j’ai encore de rudes parties à vous livrer, sans doute. Vous n’ignorez pas, j’imagine, qu’il faut plus d’un an peut-être pour éclairer mon dossier.
Juve interrompit encore :
— Assez, répéta-t-il avec une fermeté qui imposait jusqu’à Fantômas. Une fois vous arrêté, je n’ai plus à m’occuper de cette affaire. Vous n’appartenez plus qu’à la vindicte sociale. Vous reconnaissez que vous avez tué le magistrat Pradier, pris sa place et qu’enfin…
Fantômas se laissa tomber dans un fauteuil.
— Je reconnais tout, fit-il tranquillement. Croyez-vous que je vais avoir la mesquinerie de nier quoi que ce soit. Quand je vous ai vu, Juve, au bout de ce couloir où j’étais pris dans un piège sans issue, je me suis senti perdu : perdu pour perdu, je suis de ceux qui se défendent par le défi. Je reconnais tout, vous dis-je. J’ai tué Pradier, je l’ai jeté dans la chaux, j’ai pris sa place, usurpé sa qualité. Je reconnais même que si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, je partais avec l’argent déposé au greffe sur mon ordre, avec les bijoux déposés au greffe sur mon ordre. Avec cinq cent mille francs que m’apportait Antoinette de Tergall qui me croit son frère, et qui obéissait à mes ordres. Je reconnais tout, Juve, vous dis-je, je suis prêt à répondre à toutes vos questions.
Juve, d’un ton sec et dur, interrogeait le bandit :
— Vous aviez des complices ?
— Peut-être, mais j’étais juge d’instruction. Juve, vous arrivez trop tard. Si j’avais des complices, ces complices sont libres.
La voix de Fantômas claironnait tandis qu’il prononçait ces dernières paroles de défi. Juve, pour toute réponse, se borna à hausser les épaules.
— Je n’arrive pas trop tard puisque j’ai pu vous arrêter, puisque vous êtes pris. Soyez tranquille, Fantômas, quand votre tête tombera, et elle tombera bientôt, plus vite que vous ne le pensez, les bras que vous faisiez agir seront paralysés.
Juve recula jusqu’à la porte du cabinet d’instruction.
— Gendarmes, appela-t-il,
Les deux gendarmes se précipitaient.
— Arrêtez-moi cet individu, poursuivait Juve, le bras tendu vers Fantômas que les gendarmes considéraient avec stupéfaction, car ils ne pouvaient le reconnaître après son extraordinaire transformation. Passez-lui les menottes, empoignez-le l’un et l’autre, et immédiatement faites-le mettre au cachot, au secret. M. le procureur va vous signer l’ordre.