Juve répéta, dévisageant une dernière fois Fantômas :
— Vous êtes pris, vous êtes pris, Fantômas.
Fantômas lui aussi répéta :
— Je suis pris, oui, mais pas encore condamné.
Et tandis que docilement il tendait les mains aux menottes, tandis que de lui-même, comprenant bien que toute lutte était inutile, il se plaçait entre les deux gendarmes, Fantômas narguait encore et toujours.
— Nous avons encore au bas mot trois cent soixante-cinq jours, un an, douze mois, Juve, à nous rencontrer dans les cabinets d’instruction.
Juve n’écoutait plus.
— Emmenez-moi cet homme, répéta-t-il.
Les gendarmes emmenèrent Fantômas.
Le bandit riait, riait d’un air étrange, presque d’un rire de victoire.
31 – LIBRE
Le procureur général arpentait son cabinet d’un air tout réjoui, il se frottait les mains, un sourire s’épanouissait sur ses lèvres et son visage exprimait une profonde satisfaction.
— Cette fois, déclara-t-il à quelqu’un qui demeurait assis aussi immobile que lui était agité, cette fois, nous le tenons bien, bravo, monsieur Juve, l’arrestation de Fantômas que vous venez de faire est un véritable coup de maître.
— J’ai eu de la chance, voilà tout, déclara le policier.
Les deux hommes étaient réunis depuis déjà quelques instants dans le cabinet du procureur au Palais de Justice et pourtant il était à peine huit heures du matin, mais, après les événements de la veille, l’un comme l’autre avaient peu dormi, et bien que s’étant donné rendez-vous à une heure fixe, ils étaient arrivés tous deux avec au moins vingt-cinq minutes d’avance.
Le procureur, incapable de dissimuler sa satisfaction, poursuivit à haute voix, cependant que Juve l’écoutait, silencieux.
— Quelle audace a eu ce monstre. Avoir assassiné ce pauvre Pradier. Et avoir osé prendre sa place. C’est inimaginable, cela dépasse en horreur…
— Fantômas, interrompit Juve, ne s’est jamais préoccupé de faire mourir ses victimes doucement.
Le procureur, malgré lui, réprima un frisson :
— Et dire, fit-il, que pendant trois semaines nous avons vécu, mes collègues et moi, dans son voisinage, dans son intimité, sans soupçonner seulement une seconde l’identité exacte de celui que nous prenions pour notre infortuné collègue, savez-vous, monsieur Juve, que nous aurions fort bien pu être assassinés par lui ?
— En effet, monsieur le procureur, en effet.
— Enfin, soupira le haut magistrat dont la satisfaction était évidente, enfin l’essentiel c’est qu’il soit arrêté.
Le procureur, brusquement, courut à un coffre-fort qui se trouvait au fond de son cabinet. Il l’ouvrit avec une impatience fébrile, considéra son contenu :
— Heureusement, murmura-t-il, que nous avons pu sauvegarder cet argent, ces bijoux, et qu’avant d’être pris Fantômas n’a pas eu le temps de les faire passer à l’un quelconque de ses complices, car vous savez, monsieur Juve qu’il s’agit d’une véritable fortune, un million au bas mot.
— Je sais, monsieur le procureur, je sais.
Le magistrat se rapprocha du policier, car celui-ci interrogeait à son tour d’une voix qu’il assourdissait autant que possible :
— On ignore, n’est-ce pas, monsieur le procureur général, ce qui s’est passé hier et la substitution que j’ai faite de ma personnalité contre celle de Fantômas, et enfin l’arrestation du faux juge d’instruction ?
— On l’ignore en effet monsieur Juve, mais la vérité ne tardera pas à être connue. Toutefois, reprit le procureur en se grattant le nez, je me demande ce que nous allons faire. La situation est délicate. Évidemment, il faut télégraphier à Paris, prévenir la Sûreté en même temps que l’on fera connaître l’assassinat du véritable Pradier. Et puis, il y a l’instruction : le ministre de la Justice va évidemment désigner un nouveau juge, tout cela est fort compliqué.
— Fort compliqué, en effet, monsieur le procureur.
Juve soudain s’arrêtait et prêtait l’oreille. Le haut magistrat qui s’entretenait avec lui écoutait également.
Dans les couloirs du Palais, tout au moins dans le couloir attenant au cabinet du procureur général, on entendait des bruits confus de voix, des pas qui allaient et venaient, et comme à cette heure d’ordinaire le Palais de Justice était désert, que même le concierge chargé du nettoyage des salles et des bureaux ne faisait jamais de bruit car, jusqu’à onze heures du matin, il se promenait en pantoufles, le haut magistrat éprouvait une véritable surprise.
— Quel est ce bruit ?
Le procureur ouvrit la porte, sortit dans le couloir et vit deux hommes qui parlementaient.
C’étaient le concierge du Palais et le sieur Jacquinet, gardien en chef de la prison.
M. Anselme Roche appela Jacquinet :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Que voulez-vous ?
Le gardien s’approcha respectueusement, s’inclina devant le magistrat, puis répondit :
— Je demandais M. Pradier, monsieur le procureur général.
— M. Pradier ? reprit le magistrat, pourquoi donc ?
Le gardien, d’un air ennuyé, répliquait :
— Parce que j’avais à lui parler…
— À lui parler à cette heure-ci ? Est-ce donc bien urgent ?
— Oui, monsieur le procureur général.
— M. Pradier n’est pas là, il est parti, parti pour quelque temps même. Ne pouvez-vous pas me communiquer ce que vous aviez à lui dire ?
— Si, monsieur le procureur général, poursuivit le gardien chef, mais…
L’homme, en interrompant sa phrase, jetait autour de lui des regards inquiets. Le procureur comprit :
— Vous voulez être seul pour parler ? soit, venez dans mon cabinet.
Dans le bureau du procureur général, Jacquinet hésita encore à faire ses déclarations au magistrat, car il venait de s’apercevoir qu’une tierce personne qu’il ne connaissait pas se trouvait dans la pièce. Le procureur, prévenant tout scrupule, déclara :
— Vous pouvez parler devant monsieur, Jacquinet, je vous écoute.
— Eh bien, voilà, dit-il, M. Juve n’est pas rentré.
— Quoi ? fit le procureur général, abasourdi par cet incompréhensible préambule, et qui jetait les yeux précisément à ce moment sur Juve, qui n’avait pas bougé de son fauteuil.
Mais le gardien insista, précisa :
— Je lui ai ouvert sa cellule à minuit, comme c’était convenu et depuis…
Aux dernières paroles du gardien chef, Juve s’était levé brusquement, comme mû par un ressort. Le policier était devenu tout pâle ; quand au procureur général, il suffoquait.
— Expliquez-vous, précisez, que signifie cette histoire ?
L’excellent Jacquinet, lui aussi, devinait qu’il avait dû mal comprendre les ordres, ou qu’il avait commis quelque grosse bévue. Il se troublait de plus en plus, balbutiant d’inintelligibles paroles :
— Eh bien, fit-il, voici : hier matin, monsieur le procureur général, vous m’avez fait prévenir que j’aurais à exercer sur un détenu que l’on amènerait l’après-midi une surveillance toute spéciale, qu’il fallait à ce sujet m’entendre avec le juge d’instruction au sujet des précautions à prendre.
— C’est exact, reconnut le procureur qui, se tournant vers Juve, lui expliqua : nous attendions à ce moment l’arrivée du condamné de Louvain, vous savez qui je veux dire ?
Juve hocha la tête silencieusement, le gardien chef poursuivit :
— J’ai donc été trouver M. Pradier à trois heures de l’après-midi et il m’a dit ceci : « Alors comme ça, Jacquinet, c’est vous qui, en votre qualité de gardien chef, allez être chargé de la surveillance de l’individu extradé de la prison de Louvain, que les gendarmes amènent ici et qui sera sous les verrous dans une heure ou deux ?