Le marquis de Tergall, ainsi que tout le monde, connaissait Juve de réputation, aussi s’était-il empressé de souscrire au désir de l’éminent policier.
À présent, le policier, démocratiquement installé dans la cuisine, faisait honneur au repas, avec un appétit que sa promenade à pied avait rendu redoutable. En quelques instants, le faux électricien s’était assuré la sympathie de tout le personnel de l’office. Il avait eu le mot pour rire avec Baptiste, le compliment qui touche pour la cuisinière, et le propos galant à l’adresse de Rosa, la femme de chambre.
— Alors, demanda Baptiste, une fois le café avalé, nous allons balader dans le jardin ?
— Ma foi, répliqua Juve, ça n’est pas de refus. Un cigare ?
— Merci bien, monsieur Doublon, dit Baptiste en acceptant le londrès.
— Pourquoi m’appelez-vous M. Doublon ?
— Ce n’est pas votre nom ? Je l’ai lu sur l’enveloppe que j’ai remise au marquis de Tergall,
— Nullement, fit Juve, Doublon c’est mon patron, Doublon et Cie, la grande maison d’Angers. Moi je ne suis que le contremaître, on m’appelle simplement Charlot. Faites donc comme tout le monde.
— Je n’y vois pas d’inconvénient. Charlot, je vous remercie. Un peu de feu ?
Les deux hommes, ayant allumé leurs cigares, quittèrent la maison et se perdirent dans les allées du parc.
De temps à autre, Juve, pour justifier du rôle qu’il jouait, prenait des mesures, notait des chiffres sur son carnet.
De temps à autre, il posait des questions indiscrètes.
— Une bonne place, Baptiste ?
— Peuh, pas mauvaise. On est régulièrement payé et il y a des pourboires au moment de la chasse.
— Le marquis reçoit beaucoup de monde ?
— Cela dépend, suivant la saison. En automne par exemple, ça ne désemplit pas d’invités.
— La grande vie, quoi, mais ça doit coûter joliment cher. Le marquis est riche ?
— Surtout la marquise.
— D’ailleurs le patron m’a dit qu’on pouvait y aller largement pour l’installation électrique. C’est égal, le vol, ça doit faire un trou dans son budget.
— Oh vous savez, ces gens-là, ça se retourne toujours. L’eau comme on dit va à la rivière. Le marquis n’en est heureusement pas à quelques centaines de mille francs près.
— Heureux homme.
Mais Baptiste n’arrêtait plus :
— Vous avez pu vous rendre compte, n’est-ce pas Charlot, du train de maison que l’on mène ici. C’est conséquent ? Eh bien, ça n’est pas tout, il y a autre chose. C’est pas pour le lui reprocher bien sûr. Mais M. le marquis est coureur. Dès qu’il voit un jupon, cet homme-là, ça l’affole, et tenez, depuis six mois, il s’est entiché d’une chanteuse, d’une actrice de Paris, installée au Mans et avec laquelle il doit faire danser les écus de la marquise.
— Ah, fit Juve subitement intéressé, il y a une poule quelque part ?
— Au Mans. Elle chante à l’Alcazar.
— Une poule au Mans, dites donc, Baptiste, il vaudrait peut-être mieux dire, une poularde.
— Ah ah, vous êtes rien farce vous, et vous vous y entendez pour blaguer comme un Parisien.
— Qu’est-ce qui vous dit que je ne le suis pas ? Voilà trois ans que je travaille à Angers, mais je suis tout de même né sur la butte Montmartre.
— Ah par exemple, c’est joliment chic d’être Parisien. Moi qui aurais tellement désiré servir à Paris. Mais, au fait, poursuivit-il, vous avez une payse ici même. Vous ne savez pas qui ?
— Ma foi non.
— Mais, Rosa, la femme de chambre.
Arrivé au troisième étage, le soi-disant électricien, sous prétexte de choisir un endroit pour y disposer des accumulateurs, voulut entrer dans une chambre.
Baptiste s’y opposa :
— Frappez donc d’abord, c’est la chambre de Rosa.
— Entrez.
Juve ouvrit brusquement, puis se répandit en excuses.
— Je vous demande bien pardon, mademoiselle, j’ignorais que vous étiez à votre toilette.
Rosa en effet achevait de s’habiller, et de boucler une petite valise.
— Monsieur ne m’a pas dérangée, au contraire, d’ailleurs, je lui laisse la place libre. Dans dix minutes, je prends le train pour Paris.
— J’ai cru comprendre que l’on vous conduisait en voiture à la gare, mademoiselle. Voulez-vous me permettre de profiter du véhicule. Ça m’évitera de faire la course à pied.
— Avec plaisir, M. Charlot.
***
— Monsieur Charlot, vous n’êtes pas dans le bon train. Celui dans lequel vous vous trouvez, le mien, s’en va à Paris, et non pas à Angers.
— Je le sais, mademoiselle, cela m’est bien égal, je ne rentre pas à Angers ce soir.
— Où allez-vous ?
— Je vais à Paris. Je vais d’ailleurs partout où vous irez.
— Eh bien monsieur Charlot, on peut dire que vous en êtes un type. Alors comme ça, vous lâchez votre maison, vos affaires, votre famille si vous en avez, Angers et tout.
— Pour vous suivre mademoiselle Rosa. Ça n’est pas la peine que je vous le cache plus longtemps, vous avez fait sur moi une impression telle que je sens bien qu’il me sera désormais impossible de me passer de vous. Vous êtes si jolie.
— Non mais, pour ce qui est de savoir faire le boniment, vous m’avez l’air d’être un peu là.
— Non, non, mademoiselle Rosa, vous me plaisez beaucoup, énormément. N’ayez aucune crainte en ce qui me concerne, je ne perdrai pas ma place pour deux jours de fête, et puisque vous avez quarante-huit heures de congé, je vous invite à faire la bombe avec moi.
Évidemment, la proposition que le soi-disant électricien adressait à la jeune camériste ne devait pas au premier abord lui déplaire.
Et Juve allait insister pour obtenir une promesse plus formelle, lorsque le train ralentit, s’arrêta à une petite station. La portière s’ouvrit, une famille, composée de cinq personnes, dont trois enfants tapageurs et bruyants, s’installa dans le compartiment.
— Pas de chance, murmura Juve avec une mine si déconfite que la femme de chambre en eut le fou rire pendant une heure.
La famille de campagnards resta jusqu’à Paris, et, pendant tout le trajet, Juve et Rosa ne purent échanger que des propos insignifiants.
Comme ils descendaient du train à la gare Montparnasse, Juve, avec une autorité familière, prit le bras de la jeune femme.
— Venez.
— Où cela ?
— Dîner, parbleu.
— Mais vous n’y pensez pas. Ma famille m’attend.
Le pseudo électricien haussa les épaules :
— À d’autres, votre famille. D’ailleurs, elle ne compte plus sur vous. Vous ne lui avez même pas annoncé votre arrivée par un télégramme.
— Tiens, fit Rosa, vous avez remarqué cela.
— Cela, et bien autre chose. De plus, il est neuf heures, et nous crevons de faim tous les deux.
Juve parlait avec une telle assurance que Rosa s’humanisait de plus en plus.
— Après tout, pensa-t-elle, qu’est-ce que je risque ?
Rosa était à peine revenue de son étonnement qu’elle se trouvait assise en tête à tête avec le galant électricien devant un repas délicieux.
— Je suis sûr, déclarait Juve, en versant du champagne dès le début du dîner à sa compagne, que nous n’allons pas nous embêter.
Ils en vinrent un peu avant le dessert au sujet scabreux.
— Alors, comme ça, mademoiselle Rosa, vous avez un ami ?
— Où est le mal, monsieur Charlot ?
— Oh, je ne dis pas cela pour vous le reprocher. Qu’est-ce que c’est que votre ami ?
— Il est dans le commerce. Coiffeur pour dames.
— Coiffeur pour dames ? À Saint-Calais ?
— Vous n’y pensez pas, monsieur Charlot, qu’une femme comme moi voudrait d’un type de la campagne.