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– J’avoue que cette réponse me frappe d’étonnement, dit doucement le procurateur. Je crains qu’il n’y ait là quelque malentendu.

Et Pilate s’expliqua. Le pouvoir romain s’était toujours gardé d’attenter, si peu que ce fût, aux droits du pouvoir spirituel local, et cela était parfaitement connu du grand prêtre ; mais, dans le cas donné, on était en présence d’une erreur manifeste. Et la correction de cette erreur intéressait évidemment le pouvoir romain.

Or, c’était un fait : les crimes de Bar-Rabbas et de Ha-Nozri n’étaient absolument pas comparables, quant à leur gravité. Si ce dernier – un homme manifestement fou – était coupable d’avoir prononcé des discours ineptes qui avaient troublé le peuple à Jérusalem et en quelques autres lieux, les charges qui pesaient sur le premier étaient autrement plus lourdes. Non seulement il s’était permis de lancer des appels directs à la sédition, mais qui plus est, il avait tué un garde qui tentait de l’arrêter. Bar-Rabbas est incomparablement plus dangereux que Ha-Nozri.

Considérant tout ce qui venait d’être exposé, le procurateur demandait au grand prêtre sa décision et de remettre en liberté celui des deux condamnés qui était le moins nuisible, et c’était, sans aucun doute, Ha-Nozri que l’on devait considérer comme tel. Eh bien ?…

Caïphe répondit calmement, mais fermement, que le sanhédrin avait pris connaissance de tous les éléments de l’affaire avec grand soin, et affirmait derechef que son intention était de relâcher Bar-Rabbas.

– Comment ? Même après mon intercession ? L’intercession de celui par la bouche de qui parle le pouvoir romain ? Grand prêtre, répète une troisième fois.

– Pour la troisième fois, j’affirme que nous libérerons Bar-Rabbas, dit Caïphe avec douceur.

Tout était terminé, et il n’y avait plus rien à dire. Ha-Nozri allait disparaître à jamais, et il n’y aurait plus personne pour guérir les terribles, les cruelles douleurs du procurateur, et il n’y aurait plus d’autre moyen de leur échapper que la mort. Mais ce n’était pas cette pensée qui, pour l’instant, bouleversait Pilate. La même angoisse incompréhensible qu’il avait éprouvée tout à l’heure sous les colonnes s’emparait de lui à nouveau, et tout son être en était transi. Il s’efforça tout de suite d’y trouver une explication, mais cette explication fut étrange : il sembla confusément au procurateur qu’il n’avait pas tout dit au cours de sa conversation avec le condamné, et que peut-être aussi, il n’avait pas tout entendu.

Pilate chassa cette pensée, et elle s’envola à l’instant même, aussi rapidement qu’elle était venue. Elle s’envola, et l’angoisse demeura inexpliquée, car pouvait-on considérer comme une explication cette autre pensée, très brève, qui s’alluma et s’éteignit comme un éclair : « L’immortalité… l’immortalité est venue… » L’immortalité de qui donc ? Le procurateur ne le sut pas, mais l’idée de cette immortalité le fit frissonner de froid sous le grand soleil.

– Très bien, dit Pilate, qu’il en soit donc ainsi.

C’est alors que, jetant les yeux sur le monde qui l’entourait, il s’étonna du changement qui s’y était produit. Le buisson aux branches chargées de roses avait disparu, comme avaient disparu les cyprès qui bordaient la terrasse supérieure, et le grenadier, et la statue blanche dans sa niche de verdure, et la verdure elle-même. À la place de tout cela flottait une sorte de viscosité pourpre, où des algues ondulaient et nageaient on ne sait vers quelle destination, et parmi elles, nageait Pilate lui-même. Il se sentait maintenant emporté, étouffé, brûlé par la rage la plus terrible – la rage de l’impuissance.

– J’étouffe, proféra Pilate, j’étouffe !

D’une main moite et froide, il arracha l’agrafe qui fermait le col de son manteau, et celle-ci tomba dans le sable.

– Oui, il fait lourd aujourd’hui, il y a de l’orage dans l’air, répondit Caïphe qui ne quittait pas des yeux le visage empourpré du procurateur et qui prévoyait tous les tourments qui l’attendaient encore. Oh ! quel affreux mois de Nisan, cette année !

– Non, dit Pilate, ce n’est pas parce qu’il fait lourd que j’étouffe. C’est à cause de toi, Caïphe.

Réduisant ses yeux à deux fentes étroites, Pilate sourit et ajouta :

– Prends garde à toi, grand prêtre.

Les yeux noirs du grand prêtre étincelèrent, et, avec un art non moins consommé que le procurateur, il donna à son visage une expression de profond étonnement.

– Qu’entends-je, procurateur ? dit Caïphe d’un ton posé et plein de fierté. Tu me menaces quand j’ai rendu une sentence – sentence que tu as toi-même ratifiée ? Cela peut-il être ? Nous étions accoutumés à voir le procurateur romain choisir ses mots, avant de dire quelque chose. Et si quelqu’un nous avait entendus, hegemon ?

Pilate posa un regard mort sur le grand prêtre et, retroussant ses lèvres dans une imitation de sourire, il dit :

– Allons donc, grand prêtre ! Qui veux-tu qui nous entende, ici ? Est-ce que je ressemble à ce jeune vagabond à la tête fêlée qu’on va supplicier aujourd’hui ? Suis-je un gamin, Caïphe ? Je sais ce que je dis, et où je le dis. Le jardin est gardé, le palais est gardé, au point qu’une souris ne pourrait entrer. Et non seulement une souris, mais même ce… comment, déjà… de Kerioth en Judée. Au fait, le connais-tu, grand prêtre ? Oui… si un personnage de cet acabit pénétrait ici, il s’en repentirait amèrement, tu n’as aucun doute là-dessus, n’est-ce pas ? Sache donc qu’à compter d’aujourd’hui, il n’y aura plus de paix pour toi, grand prêtre ! Ni pour toi, ni pour ton peuple – et Pilate désigna, au loin, la hauteur où flamboyait le Temple –, et c’est moi qui te le dis, moi, Pontius Pilatus, moi, le chevalier Lance-d’Or !

– Je sais, je sais, répondit intrépidement le prêtre à la barbe noire et ses yeux brillèrent. (Il éleva sa main vers le ciel et dit :) Le peuple judaïque sait que tu le hais d’une haine féroce, et que tu lui causeras beaucoup de souffrances, mais jamais tu ne causeras sa perte ! Dieu le défendra. Il nous écoutera, il nous écoutera, le tout-puissant César, et il nous protègera du bourreau Pilate !

– Oh ! non ! s’écria Pilate, et chaque mot qu’il prononçait lui apportait un nouveau soulagement : plus besoin de simuler, plus besoin de choisir ses termes. Trop longtemps tu t’es plaint de moi à César, maintenant mon heure est venue. Caïphe ! Envoyé par moi, un courrier va partir à l’instant même, et pas pour se rendre chez le légat d’Antioche ou à Rome, mais directement à Caprée, chez l’empereur en personne, pour lui apprendre comment vous soustrayez à la mort, ici à Jérusalem, des rebelles notoires. Et ce n’est pas avec l’eau de l’étang de Salomon, comme je voulais le faire pour votre bien, que j’abreuverai alors Jérusalem. Non, ce n’est pas avec de l’eau ! Rappelle-toi que j’ai dû, à cause de vous, faire enlever des murs les écussons au chiffre de l’empereur, déplacer des troupes, et venir moi-même ici, figure-toi, pour voir ce que vous fabriquiez ! Alors, rappelle-toi ce que je vais te dire : ce n’est plus une cohorte que tu verras à Jérusalem, grand prêtre, oh ! non ! C’est toute la légion Fulminatrix qui viendra sous les murs de la ville, et la cavalerie arabe, et alors tu entendras des pleurs et des gémissements amers ! Alors tu te rappelleras avoir sauvé Bar-Rabbas, et tu regretteras d’avoir envoyé à la mort ce philosophe, avec ses sermons pacifiques !

Le visage du grand prêtre se couvrit de taches, ses yeux flamboyèrent. Comme le procurateur, il eut un rictus qui découvrit ses dents et il répondit :

– Crois-tu toi-même, procurateur, à ce que tu dis en ce moment ? Non, tu n’y crois pas ! Ce n’est pas la paix que nous apporte à Jérusalem ce séducteur du peuple, ce n’est pas la paix, et tu le sais très bien, chevalier ! Tu voudrais le laisser partir pour qu’il jette le trouble dans le peuple, qu’il outrage la Foi et qu’il mène le peuple sous le glaive de Rome ! Mais moi, grand prêtre de Judée, tant que je vivrai, je ne laisserai pas insulter la Foi et je défendrai le peuple ! Tu m’entends, Pilate ? (Caïphe leva un doigt menaçant :) Écoute-moi bien, procurateur !