Pour la seconde fois de la journée, il était en proie à l’angoisse. Pressant sa tempe, où la douleur infernale du matin n’avait laissé qu’une sourde réminiscence un peu lancinante, le procurateur s’efforça de comprendre d’où lui venait cette souffrance morale. Il le comprit vite, mais il essaya alors de se donner le change. Dans la journée, c’était évident, il avait laissé échapper quelque chose sans retour, et maintenant il voulait rattraper cette perte par des actions médiocres, insignifiantes et, Surtout, trop tardives. Et pour se donner le change, il essayait de se persuader que ces actions – ce qu’il faisait en ce moment, ce soir – n’avaient pas moins d’importance que la sentence du matin. Mais il n’y parvenait que bien mal.
Au cours de l’une de ces allées et venues, il s’arrêta brusquement et siffla. En réponse, un aboiement étouffé retentit dans l’ombre, et d’un bond surgit du jardin un gigantesque chien gris aux oreilles pointues, muni d’un collier clouté d’or.
– Banga, Banga, appela le procurateur d’une voix faible.
Le chien se dressa sur ses pattes de derrière et posa ses pattes de devant sur les épaules de son maître, de sorte qu’il faillit le renverser. Puis il lui lécha la joue. Le procurateur s’assit dans le fauteuil. Banga, la langue pendante et la respiration courte, se coucha aux pieds de son maître. La joie qui brillait dans ses yeux signifiait que l’orage – la seule chose au monde que craignît l’animal intrépide – était fini, et aussi qu’il était de nouveau là, près de cet homme qu’il aimait, respectait et considérait comme l’être le plus puissant de la terre, grâce à quoi le chien concluait qu’il devait être lui-même un être extraordinaire, supérieur et privilégié. Cependant, alors qu’il ne regardait même pas son maître, mais le jardin qui s’estompait dans le soir, le chien sentit tout de suite que l’homme était malheureux. Aussi, changeant de position, il se leva, se plaça de côté, et posa ses pattes de devant et sa tête sur les genoux du procurateur, maculant légèrement de sable mouillé les pans du manteau. Cette attitude de Banga signifiait sans doute qu’il voulait consoler son maître, et qu’il était prêt à partager son malheur. Il essaya également d’exprimer cela par ses yeux, levés vers le visage de son maître, et par le frémissement de ses oreilles dressées. Et c’est ainsi que tout deux, l’homme et le chien, pleins d’amour l’un pour l’autre, accueillirent la nuit de fête, sous le péristyle.
Pendant ce temps, l’hôte du procurateur avait fort à faire. Après avoir quitté la terrasse supérieure du jardin qui s’étendait devant le péristyle, il descendit jusqu’à la seconde terrasse et là, tournant à droite, il se dirigea vers les casernements installés dans l’enceinte du palais. Dans ces casernes étaient logées les deux centuries qui étaient arrivées avec le procurateur à Jérusalem pour les fêtes, ainsi que la garde secrète du procurateur, dont l’hôte de Pilate avait le commandement. L’homme n’y demeura pas plus de dix minutes, mais, au bout de ces dix minutes trois fourgons, chargés chacun d’outils de terrassement et d’une barrique d’eau, quittèrent la cour des casernes. Ils étaient accompagnés de quinze hommes à cheval, vêtus de manteaux gris. Les fourgons et leur escorte quittèrent le palais par une porte de derrière, prirent à l’ouest, franchirent l’enceinte de la ville et gagnèrent par un chemin de traverse la route de Bethléem qu’ils suivirent vers le nord ; parvenus au carrefour de la porte d’Hébron, ils s’engagèrent sur la route de Jaffa, que le cortège des condamnés avait suivie dans la journée. Il faisait déjà nuit, et la lune montait à l’horizon.
Peu de temps après le départ des fourgons, l’hôte du procurateur, revêtu maintenant d’une tunique sombre et usagée, quittait à cheval les murs du palais. Il se dirigeait non vers la sortie de la ville, mais vers le centre. Quelque temps plus tard, on pouvait le voir mettre pied à terre devant la forteresse Antonia, située au nord, à proximité immédiate du majestueux édifice du Temple. Dans la forteresse, l’homme ne demeura également qu’un court instant, après quoi on retrouva sa trace dans l’enchevêtrement des ruelles tortueuses de la Ville Basse. Mais là, il était à dos de mulet.
L’invité de Pilate connaissait fort bien la ville, aussi n’eut-il aucune peine à trouver la rue qu’il cherchait. Elle s’appelait rue des Grecs, à cause d’un certain nombre de boutiques grecques qui y étaient installées. C’est à l’une d’elles, où l’on faisait commerce de tapis, que l’homme arrêta sa mule. Il en descendit et attacha la bête à un anneau de la porte cochère. La boutique était déjà fermée. L’homme poussa la porte bâtarde située à côté de l’entrée du magasin et pénétra dans une petite cour carrée entourée de remises. Il tourna le coin de la cour et se trouva devant la terrasse couronnée de lierre d’une maison d’habitation, Il inspecta les alentours. Dans la petite maison comme dans les remises, il faisait noir. On n’avait pas encore allumé la lumière. L’homme appela à mi-voix :
– Niza !
Une porte grinça et, sur la terrasse, dans l’ombre de la nuit tombante, parut la silhouette d’une jeune femme sans voile. Elle se pencha sur la rambarde, fouillant l’ombre avec inquiétude pour essayer de reconnaître le visiteur. Quand elle l’eut reconnu, elle lui adressa un sourire de bienvenue en le saluant de la tête et de la main.
– Tu es seule ? demanda doucement Afranius, en grec.
– Oui, chuchota la jeune femme. Mon mari est parti ce matin pour Césarée. (Elle jeta un coup d’œil à la porte et ajouta :) Mais la servante est à la maison.
Puis elle fit un geste qui signifiait : « Entrez. »
Afranius jeta un dernier regard autour de lui et gravit les quelques marches de pierre, puis la femme et lui disparurent à l’intérieur de la maison. Le temps qu’y passa Afranius fut très court : moins de cinq minutes. En quittant la terrasse, il rabattit son capuchon plus bas sur ses yeux, et gagna la rue. Dans les maisons, les flambeaux s’allumaient déjà, mais on se bousculait encore dans les rues pour les préparatifs de la fête, et Afranius, sur son mulet, se perdit dans le flot des piétons et des cavaliers. Où alla-t-il ensuite ? – nul ne le sait.
Restée seule, la femme qu’Afranius avait appelée Niza entreprit de changer de vêtements. Elle semblait très pressée. Mais, quelque difficulté qu’elle eût à trouver les affaires dont elle avait besoin dans la chambre obscure, elle n’alluma pas de flambeau et n’appela pas sa servante. Ce n’est que lorsqu’elle fut prête, et que sa tête fut couverte d’un voile sombre, qu’on put entendre sa voix :
– Si on me demande, tu diras que je suis en visite chez Oenantha.
À ces mots répondirent, dans l’obscurité, les grognements de la vieille servante :
– Chez Oenantha ? Oh ! cette Oenantha ! Ton mari t’a pourtant défendu d’aller chez elle ! C’est une maquerelle, ton Oenantha ! Va, je le dirai à ton mari…
– Allons, tais-toi donc ! répliqua Niza, et, comme une ombre, elle se glissa hors de la maison.
Les sandales de Niza claquèrent sur les dalles de pierre de la cour. En grognant, la servante referma la porte qui donnait sur la terrasse. Niza était partie.
Au même moment, dans une autre ruelle tortueuse, qui descendait par degrés vers une piscine, sortait d’une maison d’aspect misérable, dont le pignon donnait sur la rue et les fenêtres sur une cour, un jeune homme à la barbe soigneusement taillée, coiffé d’un turban blanc dont le rabat lui tombait sur les épaules, vêtu d’un taleth de fête bleu dont l’ourlet inférieur était orné de glands, et chaussé de crissantes sandales neuves. Ce bel homme au nez busqué, élégamment habillé pour la grande fête, marchait d’un pas alerte, doublant les passants qui se hâtaient de rentrer chez eux pour le repas solennel, et regardant les fenêtres s’allumer les unes après les autres. Le jeune homme suivait le chemin qui, passant devant un bazar, conduisait au palais du grand prêtre Caïphe, situé au pied de la colline où était bâti le Temple.