Personne ne gardait la barrière, il n’y avait personne aux alentours, et, au bout de quelques instants, Judas courait déjà sous l’ombre mystérieuse des énormes oliviers. La route montait. Judas gravissait la pente en respirant péniblement, passant parfois des ténèbres à des aires plus claires où la lune dessinait des arabesques, qui rappelaient à Judas les tapis qu’il avait vus dans la boutique du mari jaloux de Niza.
Au bout d’un moment, Judas aperçut à sa gauche, dans une clairière, le pressoir à olives avec sa lourde roue de pierre, et, à côté de celui-ci, un entassement indistinct de barils. Il n’y avait personne dans le jardin – le travail s’était arrêté au coucher du soleil –, et des chœurs de rossignols s’égosillaient au-dessus de la tête de Judas.
Le but de Judas était proche. Il savait qu’à sa droite, dans les ténèbres, il n’allait pas tarder à entendre le murmure de l’eau qui s’égouttait sur les parois de la grotte. Il en fut bien ainsi. L’air devint plus frais. Judas ralentit le pas et appela doucement :
– Niza !
Mais, au lieu de Niza, il vit se détacher du tronc épais d’un olivier la silhouette trapue d’un homme dans les mains de qui quelque chose brilla et s’éteignit aussitôt. Avec un faible cri, Judas se rejeta en arrière, mais un deuxième homme lui barra la route.
Le premier demanda à Judas :
– Combien as-tu touché ? dis-le, si tu tiens à la vie !
L’espoir s’empara du cœur de Judas, et il cria d’un ton affolé :
– Trente tétradrachmes ! Trente tétradrachmes ! J’ai tout l’argent sur moi ! Tenez ! Prenez-le, mais laissez-moi la vie !
Le premier des deux hommes arracha aussitôt la bourse des mains de Judas. Au même instant, dans son dos, un couteau fendit l’air et se planta sous l’omoplate de l’amoureux. Judas fut précipité en avant, jeta en l’air ses mains aux doigts crispés. L’autre homme cueillit Judas à la pointe de son couteau et le lui enfonça dans le cœur jusqu’à la garde.
– Ni… za…, prononça Judas, non plus de sa voix haute et claire de jeune homme, mais d’une voix basse et chargée de reproche, et il n’émit pas d’autre son. Son corps s’abattit avec une telle force sur le sol que celui-ci résonna.
Alors une troisième silhouette apparut sur le chemin. C’était un homme, enveloppé dans un manteau à capuchon.
– Faites vite, ordonna-t-il.
Les meurtriers empaquetèrent rapidement la bourse, avec une courte lettre que leur donna le troisième, dans un parchemin qu’ils ficelèrent. Le deuxième homme glissa le paquet sous sa chemise, puis les deux assassins quittèrent la route et leurs ombres se perdirent entre les oliviers. Le troisième s’accroupit près du mort et contempla son visage. Dans l’ombre, il apparaissait blanc comme de la craie et d’une ineffable beauté spirituelle.
Quelques secondes plus tard, il n’y avait plus âme qui vive sur le chemin. Le corps inerte gisait, bras écartés. Son pied gauche se trouvait dans une tache de lune, de sorte qu’on voyait distinctement chaque bride de la sandale. Et pendant ce temps, tout le jardin de Gethsémani retentissait du chant des rossignols.
Personne ne sait où allèrent ensuite les deux assassins de Judas, mais le chemin que suivit le troisième homme est connu. Quittant la route, il s’enfonça au plus épais du bois d’oliviers, se dirigeant rapidement vers le sud. Il franchit l’enceinte du jardin loin de l’entrée principale, à l’angle sud, par une brèche dans le mur de pierre. Il atteignit bientôt le Cédron. Il entra dans l’eau et marcha quelque temps dans le courant, jusqu’à ce qu’il aperçût au loin les silhouettes de deux chevaux et d’un homme. Les chevaux étaient aussi dans le ruisseau, et l’eau mouillait leurs sabots. Leur gardien se mit en selle sur une bête, l’homme au capuchon enfourcha l’autre, et tous deux suivirent au pas le cours du ruisseau. On entendait les cailloux rouler sous les sabots des montures. Au bout d’un moment, les cavaliers sortirent de l’eau et montèrent sur la rive de Jérusalem, pour continuer leur marche sous les murailles de la ville. Puis le gardien poussa son cheval, s’éloigna au galop et disparut. Resté seul sur la route, l’homme au capuchon s’arrêta, mit pied à terre, retourna son manteau, tira de ses vêtements un casque plat sans panache et le mit sur sa tête. L’homme qui remonta à cheval, avec sa chlamyde et sa courte épée au côté, avait toute l’allure d’un militaire. Il toucha sa bête, et celle-ci, fougueuse et bien dressée, partit au grand trot, en secouant légèrement son cavalier. Le voyage ne fut pas long, et bientôt le cavalier se présentait à la porte sud de Jérusalem.
Sous la voûte tremblaient et oscillaient les flammes inquiètes des torches. Les soldats de garde, qui appartenaient à la deuxième centurie de la légion Foudre, étaient assis sur des bancs de pierre et jouaient aux dés. En voyant arriver ce cavalier, ils se mirent précipitamment debout celui-ci les salua de la main en passant et entra dans la ville.
La cité en fête était inondée de lumières. Des flambeaux brûlaient à toutes les fenêtres et de toutes parts, se mêlant en un chœur confus et discordant, retentissaient les prières rituelles. Jetant de temps à autre un coup d’œil par une fenêtre ouverte sur la rue, le cavalier pouvait voir des gens assis autour d’une table où était servie de la viande de chevreau, entourée de coupes de vin et de plats d’herbes amères. Sifflotant un air de chanson, il suivait au petit trot les rues désertées de la Ville Basse, en direction de la tour Antonia, et parfois il levait les yeux vers ces flambeaux à cinq branches d’une dimension telle qu’on n’en avait jamais vu de pareils, qui brûlaient au-dessus du Temple, ou vers la lune qui, encore au-dessus, brillait dans le ciel.
Le palais d’Hérode le Grand ne prenait aucune part à la célébration de la nuit pascale. Dans les logements annexes, orientés au sud, où s’étaient installés les officiers de la cohorte romaine et le légat de la légion, des lumières brillaient, et on sentait qu’il y avait là une certaine animation. Mais le corps de bâtiment principal, dont le seul habitant était, bien malgré lui, le procurateur, avec ses colonnes et ses statues d’or, paraissait aveugle et muet sous la vive clarté de la lune. Là, au cœur du palais, régnaient les ténèbres et le silence.
Le procurateur, comme il l’avait dit à Afranius, n’avait du reste pas voulu y rentrer. Il ordonna qu’on lui fasse un lit sous le péristyle, à l’endroit même où il avait dîné et où, ce matin, il avait conduit l’interrogatoire. Le procurateur s’y étendit, mais le sommeil le fuyait. La lune dénudée semblait suspendue, très haut dans le ciel pur, et, durant plusieurs heures, le procurateur ne le quitta pas des yeux.
Enfin, vers minuit, le sommeil eut pitié de l’hegemon. Bâillant à se décrocher la mâchoire, il détacha et laissa glisser son manteau, ôta le ceinturon qui sanglait sa tunique et où était accroché, dans sa gaine, un large coutelas d’acier, le posa sur le fauteuil près du lit, défit ses sandales et s’allongea. Aussitôt, Banga sauta sur le lit et se coucha près de son maître, tête contre tête, et le procurateur, la main posée sur le cou du chien, ferma les yeux. Alors seulement, le chien s’endormit aussi.
Depuis le haut des marches jusqu’au lit, dressé dans la pénombre protectrice, d’une colonne s’étirait un ruban de lune. Et, dès que le procurateur eut perdu toute attache avec les choses qui l’entouraient, il se mit en marche le long de cette route lumineuse, vers le haut, droit en direction de la lune. En songe, il riait même de bonheur en voyant avec quelle merveilleuse aisance tout s’arrangeait sur ce chemin bleu pâle et transparent. Il marchait accompagné de Banga, et près d’eux marchait le philosophe vagabond. Tous deux disputaient de questions graves et compliquées, et aucun d’eux ne pouvait avoir raison de l’autre. Ils ne s’accordaient sur aucun point, ce qui rendait leur discussion particulièrement intéressante, et inépuisable. Il allait de soi que le supplice d’aujourd’hui n’avait été qu’un pur malentendu : d’ailleurs, le philosophe – qui avait émis, entre autres, l’idée si incroyablement absurde que tout le monde était bon –, le philosophe marchait à côté de lui, donc il était vivant.