Naturellement, l’idée même qu’on ait pu supplicier un homme comme lui était horrible. Non, il n’y avait pas eu de supplice ! Non ! Voilà pourquoi cette promenade sur l’échelle de lune était si belle.
On disposait d’autant de temps qu’on le désirait, l’orage ne menacerait d’éclater que dans la soirée, et la lâcheté, incontestablement, était l’un des pires défauts. Ainsi parlait Yeshoua Ha-Nozri. Non, philosophe, je ne suis pas d’accord : la lâcheté est le pire de tous les défauts !
Ainsi, par exemple, l’actuel procurateur de Judée, alors tribun de légion, n’avait pas eu peur lorsque dans la vallée des Vierges, les Germains furieux avaient failli mettre en pièces le géant Mort-aux-rats. Mais de grâce, philosophe ! Pouvez-vous vraiment, avec votre esprit, accepter l’idée qu’à cause d’un homme coupable d’un crime contre César, le procurateur de Judée ruine sa propre carrière ?
– Oui, Oui…, gémit Pilate avec un sanglot.
Bien entendu, il la ruinerait. Ce matin, il aurait rejeté cette idée, mais maintenant, à la nuit, tout bien considéré, il était d’accord pour ruiner sa carrière. Il était prêt à tout pour sauver du supplice ce médecin, ce rêveur insensé qui n’était aucunement coupable !
– Désormais, nous serons toujours ensemble, disait le loqueteux philosophe dont la route avait croisé, on ne sait comment, celle du Chevalier Lance d’Or. Où l’un sera, l’autre sera ! Et lorsqu’on dira mon nom, on dira aussitôt le tien ! Moi, l’enfant trouvé, fils de parents inconnus, et toi, fils d’un roi astrologue et d’une fille de meunier, la belle Pila.
– Oui, je t’en supplie, souviens-toi de moi, le fils de l’astrologue, pria Pilate dans son rêve.
Ayant obtenu l’assentiment du mendiant d’En-Sarid qui marchait à côté de lui, le cruel procurateur de Judée se mit à rire et à pleurer de joie.
Tout cela était fort bien, mais le réveil de l’hegemon n’en fut que plus pénible. Banga gronda, et le chemin de lune bleu et glissant comme une traînée d’huile s’effaça devant le procurateur. Il ouvrit les yeux, et la première chose qui lui revint à la mémoire, c’est que le supplice avait eu lieu. La première chose que fit le procurateur fut, d’un geste habituel, de retenir Banga par le collier. Puis, d’un regard douloureux, il chercha la lune et s’aperçut qu’elle s’était légèrement déplacée de côté, et qu’elle avait pris une teinte plus argentée. Sa lumière était ternie par une lueur inquiète et déplaisante, qui jouait sous les colonnes, juste devant ses yeux. C’était la flamme fuligineuse d’une torche, que tenait à la main le centurion Mort-aux-rats. Quant à celui-ci, il surveillait du coin de l’œil, d’un air effrayé et haineux, l’animal prêt à bondir.
– Du calme, Banga, dit le procurateur d’une voix souffrante, et il toussa. (Se protégeant de la main contre la flamme de la torche, il reprit :) Même la nuit, au clair de mine, je ne trouve pas la paix !… Ô dieux… Vous aussi, vous avez une triste tâche, Marcus. Mutiler des soldats…
Marcus regarda le procurateur avec un profond étonnement, mais celui-ci se ressaisit. Pour corriger l’impression injurieuse produite par ses paroles, il dit :
– Ne soyez pas offensé, centurion. Ma situation, je vous le répète, est encore pire. Que voulez-vous ?
– Le chef de la garde secrète demande à vous voir, annonça calmement Marcus.
– Appelez-le, appelez-le, ordonna le procurateur en s’éclaircissant la gorge et en cherchant ses sandales de ses pieds nus.
La flamme vacilla entre les colonnes, tandis que les caliguae du centurion claquaient sur la mosaïque. Mort-aux-rats sortit dans le jardin.
– Même au clair de lune, je ne trouve pas la paix, se répéta le procurateur en grinçant des dents.
À la place du centurion parut l’homme au capuchon.
– Banga, du calme, dit doucement le procurateur, et il força le chien à baisser la tête.
Avant de commencer à parler, Afranius, selon son habitude, inspecta les alentours et alla fouiller l’ombre du regard. Une fois assuré que, sauf Banga, personne d’indésirable ne se trouvait là, il dit d’une voix assourdie :
– Je vous prie de me faire passer en jugement, procurateur. Vous aviez raison. Je n’ai pas su assurer la protection de Judas de Kerioth, et on l’a tué. Destituez-moi et faites-moi juger.
Afranius eut la sensation que quatre yeux – deux de chien et deux de loup – le regardaient.
Il tira de sa chlamyde une bourse maculée de croûtes de sang et scellée de deux cachets.
– Voici le sac d’argent que les assassins ont porté dans la maison du grand prêtre. Le sang qui s’y trouve est le sang de Judas de Kerioth.
– Combien y a-t-il là-dedans, je suis curieux de le savoir ? dit Pilate en se penchant sur la bourse.
– Trente tétradrachmes.
Le procurateur sourit et dit :
– C’est peu.
Afranius ne répondit rien.
– Où est le cadavre ?
– Ça, je l’ignore, répondit avec une tranquille dignité l’homme à l’éternel capuchon. Ce matin, nous commencerons les recherches.
Le procurateur sursauta et lâcha les brides de ses sandales qu’il ne parvenait pas à rattacher.
– Et cependant, vous êtes certain qu’il a été tué ?
La réponse fut sèche :
– Procurateur, il y a quinze ans que je travaille en Judée. J’ai commencé à servir sous Valerius Gratius. Il n’est pas indispensable que je voie le cadavre pour savoir qu’un homme est mort, et je vous annonce que celui qu’on appelait Judas de Kerioth a été assassiné il y a quelques heures !
– Pardonnez-moi, Afranius, dit Pilate. Je ne suis pas encore bien réveillé, c’est pourquoi je vous ai dit cela. Je dors mal (le procurateur sourit), et je vois tout le temps, en rêve, un rayon de lune. C’est même drôle, figurez-vous, j’ai rêvé que je me promenais le long de ce rayon. Bon. Ce que je voudrais connaître, ce sont vos hypothèses dans cette affaire. Où pensez-vous chercher le corps ? Asseyez-vous, chef du service secret.
Afranius s’inclina, tira le fauteuil plus près du lit et s’assit, heurtant le sol de son épée.
– Je pense le chercher aux alentours du pressoir à olives, dans le jardin de Gethsémani.
– Ah ! bien. Et pourquoi justement là ?
– D’après mes raisonnements, hegemon, Judas n’a été tué ni à Jérusalem même ni loin de la ville. Il a été tué dans les environs immédiats de Jérusalem.
– Je vous considère comme un des plus éminents spécialistes dans votre partie. Je ne sais pas, du reste, ce qu’il en est à Rome, mais dans les colonies, personne ne vous égale. Alors, expliquez-moi pourquoi.
– Je ne puis, en aucun cas, dit Afranius d’une voix égale, admettre l’idée que Judas serait tombé aux mains d’individus suspects dans l’enceinte de la ville. On n’assassine pas secrètement dans les rues. Donc, il aurait fallu l’attirer dans une cave quelconque. Mais mes hommes l’ont déjà cherché dans la Ville Basse et, s’il y était, ils l’auraient forcément trouvé. Il n’est pas dans la ville, je peux vous le garantir. Et s’il avait été tué loin de la ville, le paquet avec l’argent n’aurait pu être déposé si vite. Il a été tué près de la ville, et on a donc trouvé le moyen de l’attirer hors des murs.