– Je ne vois pas du tout comment on a pu s’y prendre !
– C’est bien là, procurateur, le problème le plus difficile de cette affaire, et je ne sais même pas si je parviendrai à le résoudre.
– Effectivement, c’est un mystère ! Un soir de fête, sans que personne sache pourquoi, voilà un croyant qui abandonne le repas pascal, sort de la ville, et meurt. Qui a pu l’attirer, et comment ? Ne s’agirait-il pas d’une femme ? demanda le procurateur avec une soudaine inspiration.
Afranius répondit d’un air calme et sérieux :
– En aucun cas, procurateur. Cette possibilité est absolument exclue. Il faut raisonner logiquement. Qui avait intérêt à la mort de Judas ? Quelques vagabonds exaltés, un petit cercle d’individus où, avant tout, il n’y a pas de femmes. Pour se marier, procurateur, il faut de l’argent. Pour mettre un homme au monde, il en faut aussi. Mais pour assassiner un homme avec l’aide d’une femme, il en faut énormément, et aucun de ces vagabonds n’en a. Il n’y a pas eu de femme dans cette affaire, procurateur. Je dirai même plus : une telle explication du meurtre ne peut que m’embrouiller, me mettre sur une fausse piste et gêner l’enquête.
– Je vois que vous avez entièrement raison, Afranius, dit Pilate. Je me suis simplement permis d’émettre une hypothèse.
– Hélas ! Elle est erronée, procurateur.
– Mais alors ? Alors ? s’écria le procurateur en dévisageant Afranius avec une curiosité avide.
– Je pense qu’il s’agit tout de même d’une question d’argent.
– Remarquable idée ! Mais qui, et sous quel prétexte, a pu lui proposer de lui remettre de l’argent, la nuit, hors de la ville ?
– Oh ! non, procurateur, ce n’est pas cela. Je ne vois qu’une hypothèse : si elle est fausse, je serai probablement incapable de trouver d’autres explications. (Afranius se pencha plus près de Pilate, et chuchota :) Judas voulait dissimuler son propre argent dans une cachette connue de lui seul.
– Explication pleine de finesse. C’est évidemment ainsi que les choses se sont passées. Maintenant, je vous comprends : ce ne sont pas des gens qui l’ont attiré hors de la ville, mais son propre dessein. Oui, oui, c’est cela.
– C’est cela. Judas était méfiant, et il a caché son argent.
– Oui, mais vous avez dit : à Gethsémani… Pourquoi est-ce là, précisément, que vous avez l’intention de le chercher ? J’avoue que je ne saisis pas très bien.
– Oh ! procurateur, c’est extrêmement simple. Personne ne cacherait de l’argent au bord des routes, dans des endroits découverts et déserts. Judas n’était ni sur la route d’Hébron, ni sur la route de Béthanie. Il devait donc se trouver dans un endroit abrité, caché, avec des arbres. C’est très simple : à part Gethsémani, il n’y a pas d’autres endroits de ce genre près de Jérusalem. Et comme il n’a pas pu aller loin…
– Vous m’avez entièrement convaincu. Alors, que faire maintenant ?
– Je vais immédiatement commencer les recherches pour trouver les meurtriers qui ont traqué Judas hors de la ville. Et moi, pendant ce temps, comme je vous l’ai annoncé, je vais passer en jugement.
– Pourquoi ?
– Mes hommes l’ont perdu de vue dans la soirée, au bazar, après qu’il eut quitté le palais de Caïphe. Je ne comprends pas comment cela a pu se produire. C’est la première fois de ma vie que cela arrive. Il avait été pris en filature immédiatement après notre conversation. Mais dans le quartier du bazar, il s’est faufilé on ne sait où, et il a si bien brouillé sa piste qu’il a disparu sans laisser de traces.
– Bon. Je vous déclare que je n’estime pas nécessaire de vous faire passer en jugement. Vous avez fait tout ce que vous pouviez et personne au monde (le procurateur sourit) n’aurait pu faire plus que vous ! Punissez ceux qui étaient chargés de filer Judas et qui l’ont laissé échapper. Mais je vous préviens, je ne veux aucune sévérité particulière dans cette punition. En fin de compte, nous avons fait ce qu’il fallait pour protéger cette canaille ! Ah ! oui, j`oubliais de vous demander (le procurateur se passa la main sur le front), comment se sont-ils débrouillés pour déposer l’argent chez Caïphe ?
– Voyez-vous, procurateur… Ce n’était pas très compliqué. Les vengeurs de Ha-Nozri sont passés derrière le palais de Caïphe, là où il y a une arrière-cour en contrebas de la rue. Ils n’ont eu qu’à jeter le paquet pardessus le mur.
– Avec un billet ?
– Oui, exactement comme vous l’aviez supposé, procurateur. Et d’ailleurs… Afranius brisa les cachets qui fermaient le paquet et en montra le contenu à Pilate.
– Hé, que faites-vous là, Afranius ? Ce sont les sceaux du Temple !
– Que le procurateur ne s’inquiète pas pour cela, dit Afranius en refermant le paquet.
– Seriez-vous donc en possession de tous les sceaux nécessaires ? demanda Pilate en riant.
– Il ne peut en être autrement, procurateur, répondit Afranius sans rire, et même d’un ton sévère.
– J’imagine l’effet que cela a dû faire chez Caïphe !
– Certes, procurateur, cela a provoqué une vive émotion. On m’a fait venir immédiatement.
Dans l’ombre, on voyait scintiller les yeux de Pilate.
– C’est intéressant, très intéressant…
– J’ose émettre un avis contraire, procurateur. Ce n’était pas intéressant. Cela a été une affaire excessivement ennuyeuse et fatigante. Quand j’ai demandé, au palais de Caïphe, si cet argent n’avait pas servi à payer quelqu’un, on m’a affirmé catégoriquement qu’il ne s’était rien produit de semblable.
– Ah ! bon ? Eh bien, soit, ils n’ont payé personne, donc. Mais il sera d’autant plus difficile de trouver les assassins.
– C’est absolument certain, procurateur.
– Mais dites-moi, Afranius. Il me vient soudain une idée : n’aurait-il pas lui-même mis fin à ses jours ?
– Oh non, procurateur ! (D’étonnement, Afranius se rejeta même en arrière dans le fauteuil.) Pardonnez-moi, mais c’est tout à fait invraisemblable !
– Ah ! tout est vraisemblable, dans cette ville ! Je suis prêt à parier que, d’ici très peu de temps, le bruit de ce suicide courra dans tout Jérusalem.
De nouveau, Afranius lança au procurateur son regard singulier, puis il réfléchit et dit :
– Cela, c’est possible, procurateur.
Bien que, de la sorte, tout fût clair, le procurateur ne pouvait sans doute détacher son esprit de cette histoire de meurtre de l’homme de Kerioth, car il dit – et son ton, même, était un peu rêveur :
– J’aurais bien voulu voir comment ils l’ont tué…
– Ils l’ont tué avec l’art le plus consommé, procurateur, répondit Afranius en regardant Pilate avec quelque ironie.
– Tiens ? Et d’où tenez-vous cela ?
– Ayez l’obligeance, procurateur, de porter votre attention sur cette bourse, dit Afranius. Je vous garantis que le sang de Judas a jailli à flots. Dans ma vie, j’ai vu bien des meurtres.
– De sorte qu’évidemment il ne se relèvera pas ?
– Si, procurateur, il se relèvera, répondit Afranius, en souriant philosophiquement. Quand la trompette du Messie que les gens d’ici attendent résonnera pour lui. Mais, jusque-là, il ne se relèvera pas.
– Bon, il suffit, Afranius. Cette question est claire. Passons à l’enterrement.
– Les condamnés ont été enterrés, procurateur.
– Ô Afranius, vous faire passer en jugement serait un crime. Vous méritez les plus hautes récompenses. Comment cela s’est-il passé ?
Au moment, raconta Afranius, où lui-même s’occupait de l’affaire de Judas, un détachement de la garde secrète, conduit par l’un de ses lieutenants, arrivait à la colline du supplice, à la tombée de la nuit. Mais là-haut, il manquait un corps.