Le vendredi, alors qu’il venait de déjeuner dans son appartement, situé dans un immeuble qui donnait sur le pont Kamienny, le téléphone sonna, et une voix d’homme demanda Arcadi Apollonovitch. L’épouse d’Arcadi Apollonovitch, qui avait décroché, répondit d’un air maussade qu’Arcadi Apollonovitch était malade, qu’il s’était allongé pour se reposer, et qu’il ne pouvait venir au téléphone. Cependant, Arcadi Apollonovitch fut tout de même contraint de venir au téléphone. Quand son épouse eut demandé qui était à l’appareil, la voix répondit, et cette réponse fut très brève.
– Tout de suite… à l’instant… dans une seconde…, balbutia l’épouse, habituellement fort hautaine, du président de la Commission d’acoustique.
Et elle fila comme une flèche dans la chambre, pour faire lever Arcadi Apollonovitch du lit où celui-ci était étendu et souffrait les tourments de l’enfer au souvenir de la séance de la veille, et du scandale nocturne qui avait accompagné l’expulsion de la jeune nièce de Saratov.
Il fallut plus d’une seconde, mais moins d’une minute – à la vérité, un quart de minute –, à Arcadi Apollonovitch pour venir au téléphone, en linge de corps et une pantoufle au pied gauche, et y bégayer :
– Oui, c’est moi… allô, à vos ordres…
Son épouse, oubliant sur l’instant les crimes abominables de lèse-fidélité dont le malheureux Arcadi Apollonovitch avait été convaincu, montra une tête effarée à la porte du couloir, désigna du doigt une pantoufle qu’elle tenait en l’air et lui dit en chuchotant :
– Ta pantoufle, mets ta pantoufle… tu vas attraper froid au pied…
À quoi Arcadi Apollonovitch répondit en faisant mine de chasser sa femme de son pied nu et en lui lançant des regards féroces, tout en balbutiant dans l’appareil :
– Oui, oui, oui… bien sûr… je comprends… j’y vais tout de suite…
Et Arcadi Apollonovitch passa toute la soirée à l’étage où se déroulait l’enquête. Conversation pénible – contrariante conversation ! – car il fallut bien parler – avec la sincérité la plus entière – non seulement de cette ignoble séance et de la bagarre dans la loge, mais aussi – accessoirement certes, mais inévitablement – de cette Militsa Andreïevna Pokobatko de la rue Elokhov, et de cette nièce de Saratov, et de bien d’autres choses encore, dont le récit fut pour Arcadi Apollonovitch une source d’inexprimables tourments.
Il va de soi que les indications d’Arcadi Apollonovitch, homme instruit et cultivé, qui fut le témoin – témoin qualifié et intelligent – de l’épouvantable séance, qui donna une description remarquable du mystérieux magicien lui-même, avec son masque, et de ses deux gredins d’assistants, qui sut se rappeler avec précision que le nom du magicien était bien Woland – il va de soi que ces indications firent grandement avancer l’enquête. Lorsque l’on confronta les indications d’Arcadi Apollonovitch celle d’autres témoins – notamment de certaines dames qui avaient souffert des suites de la séance (celle en lingerie violette dont la vue avait violemment choqué Rimski, et, hélas, beaucoup d’autres), et du garçon de courses Karpov qu’on avait envoyé rue Sadovaïa, à l’appartement 50 – on put établir du même coup l’endroit exact où il fallait chercher l’odieux responsable de toutes ces aventures.
On se rendit à l’appartement 50, et plus d’une fois, et non seulement on l’explora avec un soin extrême, mais on alla même jusqu’à sonder tous les murs, examiner les conduits de cheminée, chercher de mystérieuses cachettes. Cependant, toutes ces entreprises demeurèrent sans résultat, et à chaque fois que l’on se rendit à l’appartement, il fut impossible d’y découvrir qui que ce fût, bien que, de toute évidence, il dût y avoir quelqu’un – cela bien que toutes les personnes chargées de superviser d’une façon ou d’une autre les séjours à Moscou d’artistes étrangers eussent répondu résolument et catégoriquement qu’il n’y avait et ne pouvait y avoir à Moscou aucun magicien noir nommé Woland.
Son arrivée n’était enregistrée absolument nulle part, il n’avait présenté absolument à personne ni passeport ni autres papiers, contrats ou conventions, et personne n’avait jamais entendu parler de lui ! Kitaïtsev, président de la section des programmes de la Commission des spectacles, jura par Dieu et par tout ce qu’on voulut que l’introuvable Stepan Likhodieïev ne lui avait jamais envoyé de programme pour aucun Woland, et qu’il n’avait – lui, Kitaïtsev – jamais reçu aucun coup de téléphone à propos de ce Woland. De sorte que lui, Kitaïtsev, ignorait totalement et ne comprenait pas du tout comment et par quels moyens Stepan avait pu admettre pareille séance aux Variétés. Quand on lui apprit qu’Arcadi Apollonovitch avait vu, de ses propres yeux, ce magicien sur la scène, Kitaïtsev se contenta d’écarter les bras et de lever les yeux au ciel. Et rien qu’à l’expression des yeux de Kitaïtsev, on pouvait voir et affirmer sans crainte qu’il était innocent et pur comme le cristal.
Quant à Prokhor Petrovich, président de la Commission générale…
À propos, il rentra dans son costume immédiatement après l’arrivée de la milice dans son cabinet, ce qui plongea Anna Richardovna dans une joie extasiée, et la milice, inutilement dérangée, dans la plus grande perplexité.
À propos encore, une fois revenu à sa place, dans son costume rayé gris, Prokhor Petrovitch approuva totalement les décisions prises par son costume pendant le temps de sa courte absence.
… Quant à Prokhor Petrovich, donc, il ne savait rien, rigoureusement rien, d’un nommé Woland.
Enfin – excusez-moi – c’était une histoire à dormir debout : des milliers de spectateurs, tout le personnel des Variétés, et Arcadi Apollonovitch Simpleïarov lui-même, homme d’une très considérable instruction, avaient vu ce magicien, ainsi que ses trois fois maudits assistants, et pourtant, il était absolument impossible d’en trouver la plus petite trace. Enfin quoi – permettez-moi de vous le demander –, avait-il disparu sous terre immédiatement après son exécrable séance, ou bien – comme certains l’affirmaient – n’était-il, en fin de compte, jamais venu à Moscou ? Si l’on admettait la première hypothèse, il était indubitable que le magicien, en disparaissant, avait emporté toute la tête de l’administration des Variétés ; mais si la deuxième était vraie, n’en découlait-il pas que l’administration du funeste théâtre elle-même, après s’être livrée à on ne sait quelles vilenies (qu’on songe seulement aux vitres brisées dans le cabinet de Rimski et au comportement de Tambour), avait fui Moscou sans laisser de traces ?
Il faut rendre justice à celui qui dirigeait l’enquête. L’introuvable Rimski fut retrouvé avec une étonnante rapidité. Il suffit de rapprocher le comportement de Tambour à la station de taxis voisine du cinéma de certaines dates et de certaines heures – par exemple de celle où s’était terminée la séance ainsi que du moment présumé du départ de Rimski – pour être en mesure de télégraphier à Leningrad. Une heure plus tard (c’était le vendredi soir), la réponse arrivait : Rimski se trouvait au quatrième étage de l’hôtel Astoria, chambre 412, à côté de la chambre où était descendu le chef du répertoire d’un théâtre moscovite en tournée à Leningrad, dans cette chambre où, comme on le sait, le mobilier est gris-bleu avec des dorures, et qui est munie d’une magnifique salle de bains.
Trouvé caché dans une grande armoire de la chambre 412 de l’hôtel Astoria, Rimski fut immédiatement arrêté et interrogé sur place, à Leningrad. Après quoi parvint à Moscou un télégramme qui annonçait que le directeur financier se trouvait dans un état irresponsable, qu’il ne donnait pas, ou ne voulait pas donner, aux questions qu’on lui posait, des réponses sensées, et qu’il ne réclamait qu’une chose : qu’on le cache dans une cellule blindée, gardée par des sentinelles en armes.