– Cédant à la violence, j’ai dû obéir, dit Nikolaï Ivanovitch, qui termina ce conte en demandant que pas un mot de tout cela ne fût communiqué à sa femme. Ce qui lui fut promis.
Les indications fournies par Nikolaï Ivanovitch permirent d’établir que Marguerite Nikolaïevna, comme d’ailleurs sa domestique Natacha, avait disparu sans laisser de trace. Des mesures furent prises pour les retrouver toutes les deux.
La matinée du samedi fut donc marquée par la poursuite de cette enquête, qui ne se relâchait pas une seconde. Pendant ce temps, en ville, naissaient et se répandaient toutes sortes de bruits parfaitement impossibles. Une infime parcelle de vérité s’y dissimulait sous une fastueuse abondance de mensonges. On disait qu’il y avait eu une séance aux Variétés, après laquelle les deux mille spectateurs s’étaient retrouvés dans la rue dans la tenue qu’ils avaient en venant au monde, qu’on avait mis la main sur une imprimerie de faux billets d’une espèce magique, qu’une bande avait kidnappé cinq grosses légumes du monde du spectacle, mais que la milice venait de les retrouver, et bien d’autres choses encore que l’on n’a même pas envie de répéter.
Cependant, l’heure du déjeuner approchait. C’est alors que, dans l’immeuble où se déroulaient les interrogatoires, le téléphone sonna. La rue Sadovaïa informait que le maudit appartement donnait de nouveau des signes de vie. Une fenêtre, disait-on, avait été ouverte de l’intérieur, on y entendait les sons d’un piano et quelqu’un qui chantait, et sur l’appui de la fenêtre, on voyait un chat noir qui se chauffait au soleil.
Vers les quatre heures de ce chaud après-midi, une forte compagnie d’hommes en civil descendit de trois voitures arrêtées à quelque distance de l’entrée du 302 bis rue Sadovaïa. Là, le groupe se divisa en deux groupes plus petits dont l’un gagna directement par l’entrée principale l’escalier 6, tandis que l’autre ouvrait la petite porte, habituellement condamnée, de l’entrée de service. Par les deux escaliers, les deux troupes commencèrent à monter ensemble vers l’appartement 50.
Pendant ce temps, Koroviev et Azazello – Koroviev n’était plus en frac, mais avait repris sa tenue habituelle – finissaient de déjeuner dans la salle à manger. Woland, selon son habitude, était dans la chambre à coucher. Quant au chat, nul ne savait où il était passé. Mais, à en juger par le tintamarre de casseroles qui venait de la cuisine, on pouvait admettre que Béhémoth s’y trouvait, et y faisait l’imbécile, selon son habitude.
– Qu’est-ce que c’est que ces pas dans l’escalier ? demanda Koroviev en tournant distraitement une petite cuiller dans sa tasse de café noir.
– On vient pour nous arrêter, répondit Azazello en avalant un petit verre de cognac.
– Ah ! ah !… eh bien, eh bien…, dit Koroviev.
Les hommes qui montaient par l’escalier principal atteignaient à ce moment le palier du troisième étage, où deux plombiers s’affairaient bruyamment autour d’un radiateur de chauffage central. Les hommes en civil échangèrent avec les plombiers des coups d’œil expressifs.
– Ils sont tous là, murmura l’un des plombiers en donnant un coup de marteau sur le radiateur.
L’homme qui marchait en tête sortit ouvertement de son manteau un mauser noir, tandis qu’un autre, près de lui, tirait de sa poche un trousseau de passe-partout. En général, du reste, la troupe qui montait vers l’appartement 50 était fort convenablement équipée. Deux hommes avaient dans leur poche des filets de soie à mailles serrées, qui pouvaient se déployer en un clin d’œil. Un autre avait un lasso, un autre encore des masques de gaze et des ampoules de chloroforme.
En une seconde, la porte de l’appartement 50 fut ouverte et toute la troupe se trouva dans le vestibule. Au même moment, le claquement d’une porte dans la cuisine indiqua que le deuxième groupe avait atteint en temps voulu l’entrée de service.
Si le succès de cette manœuvre ne fut que partiel, il n’en fut pas moins certain. Les hommes se répandirent immédiatement dans toutes les pièces, et n’y trouvèrent personne. En revanche, ils découvrirent sur la table de la salle à manger les restes d’un déjeuner qu’on venait visiblement d’abandonner. Et dans le salon, sur la tablette de la cheminée, à côté d’une carafe de cristal, était assis un énorme chat noir. Il tenait entre ses pattes un réchaud à pétrole.
Dans un silence total, les envahisseurs contemplèrent ce chat pendant un assez long temps.
– Mm… ouais… en effet, il est gros…, murmura l’un des hommes.
– Je ne fais pas le guignol, je ne touche à personne, je répare mon réchaud, dit le chat en fronçant les sourcils d’un air hostile. Et je juge de mon devoir de vous avertir que la race des chats est antique et intouchable.
– Pas de doute, c’est du travail soigné, dit l’un des envahisseurs à voix basse.
Un autre prononça à voix haute et distinctement :
– Bon, eh bien, venez un peu ici, chat intouchable et ventriloque !
Un filet se déploya aussitôt, mais celui qui l’avait lancé, à l’étonnement de tous, manqua son coup et ne réussit qu’à attraper la carafe, qui tomba et se brisa avec fracas.
– À l’amende ! vociféra le chat. Hourra !
Posant à côté de lui son réchaud à pétrole, il prit derrière son dos un browning. En un clin d’œil, il le braqua sur l’homme le plus proche. Mais une flamme jaillit de la main de celui-ci avant que le chat n’ait eu le temps de tirer, et, tandis que retentissait le coup de feu du mauser, le chat dégringolait de la cheminée la tête en bas, lâchant son browning et entraînant le réchaud à pétrole dans sa chute.
– Tout est fini, dit le chat d’une voix faible et il s’étendit d’un air navré dans une mare de sang. Éloignez-vous de moi une seconde, pour me laisser dire adieu à la terre. Ô mon ami Azazello, gémit-il en perdant abondamment son sang, où es-tu ? (Le chat tourna ses yeux au regard déjà terni vers la porte de la salle à manger :) Tu n’es pas venu à mon secours dans ce combat inégal, tu as abandonné le pauvre Béhémoth, en échange d’un verre – excellent, il est vrai – de cognac ! Mais, quoique ma mort pèse sur ta conscience… je te lègue mon browning…
– Le filet, le filet, le filet…, chuchotait-on nerveusement autour du chat.
Mais le filet en question, le diable sait pourquoi, s’était accroché dans la poche de quelqu’un et refusait de sortir.
– La seule chose qui puisse sauver un chat blessé à mort, dit le chat, c’est une gorgée de pétrole.
Profitant de la confusion qui régnait autour de lui, il colla sa bouche à l’ouverture ronde du réchaud et but une gorgée. Aussitôt, le sang cessa de couler sous sa patte antérieure gauche. Le chat se remit sur pied d’un air vif et alerte, fourra le réchaud sous son bras, remonta d’un bond sur la cheminée et, de là, déchirant les doubles rideaux, il grimpa le long du mur et en deux secondes se trouva juché sur la tringle métallique, très haut au-dessus de la troupe.
Aussitôt, des mains empoignèrent la tenture et l’arrachèrent avec sa tringle, de sorte que le soleil entra à flots dans la pièce. Mais ni le chat, guéri par on ne sait quelle supercherie ni le réchaud à pétrole ne tombèrent. Sans lâcher son réchaud, le chat réussit à se maintenir en l’air et à sauter jusqu’au lustre accroché au centre du plafond.
– Une échelle ! cria-t-on en bas.
– Je vous provoque en duel ! clama le chat en passant au-dessus des têtes, accroché au lustre qui volait comme un balancier.