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Dans ses pattes, le browning reparut. Le chat cala le réchaud entre les branches du lustre et, toujours en se balançant au-dessus des têtes des visiteurs, il visa soigneusement et ouvrit le feu sur eux. Le tonnerre des coups de pistolet fit trembler l’appartement. Des éclats de cristal du lustre se répandirent sur le plancher, la glace de la cheminée s’étoila, des petits nuages de plâtre volèrent çà et là, des douilles rebondirent sur le parquet, les carreaux des fenêtres volèrent en éclats, et le pétrole jaillit du réchaud transpercé. Il n’était plus question de prendre le chat vivant, et les visiteurs, avec rage mais en visant soigneusement, déchargeaient leurs mausers dans la tête, le ventre, la poitrine et le dos du chat. Dans la cour, la fusillade provoqua la panique.

Mais cette fusillade dura très peu de temps et s’éteignit d’elle-même. Elle n’avait en effet causé aucun mal, ni au chat ni aux envahisseurs. Non seulement personne n’était mort, mais il n’y avait même pas de blessés. Tout le monde, le chat y compris, était sain et sauf. L’un des visiteurs, pour bien s’en convaincre, envoya cinq balles dans la tête du damné animal, et le chat répondit promptement en vidant sur lui son chargeur. Mais le résultat fut le même : aucun des tireurs n’en ressentit le moindre effet. Le chat continuait de se balancer au lustre, dont les oscillations étaient notablement moins fortes, tout en soufflant, on ne sait trop pourquoi, dans le canon de son browning et en se crachant dans la patte.

Ceux d’en bas se turent, et sur leur visage se dessina l’expression d’une profonde perplexité. C’était le seul, ou tout au moins l’un des rares cas où une fusillade s’était avérée complètement inefficace. On pouvait admettre, bien sûr, que le browning du chat n’était qu’une espèce de jouet, mais on ne pouvait certes pas en dire autant des mausers des visiteurs. Quant à la première blessure du chat – ça, c’était clair et ça ne faisait aucun doute – ce n’était qu’une feinte et un tour de cochon, exactement comme la gorgée de pétrole.

On fit encore une tentative pour attraper le chat. Le lasso fut lancé, mais il s’accrocha à une branche du lustre, et celui-ci, arraché, s’écrasa au sol. Le choc, semble-t-il, ébranla toute la maison, mais ne fut suivi d’aucun effet. Les éclats s’éparpillèrent sur tout le monde, tandis que le chat s’envolait de nouveau pour aller se percher tout en haut du cadre doré de la glace posée sur la cheminée. Il ne manifestait aucune intention de s’enfuir. Au contraire, se sentant relativement en sécurité là où il était, il entama un nouveau discours :

– Je ne comprends absolument pas, dit-il, les causes de cette attitude brutale à mon égard…

Mais ce discours fut interrompu dès le début par une profonde voix de basse sortie on ne sait d’où :

– Que se passe-t-il dans cet appartement ? Cela m’empêche de travailler…

Une autre voix, nasillarde et déplaisante, répondit :

– Naturellement, c’est Béhémoth, le diable l’emporte ! Une troisième voix, chevrotante, ajouta :

– Messire ! on est samedi. Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Il est temps.

– Excusez-moi, mais je ne puis poursuivre cette conversation, dit le chat du haut de la glace. Il est temps.

Il jeta son browning par la fenêtre, brisant deux vitres encore intactes. Puis il renversa le pétrole de son réchaud, et ce pétrole prit feu tout seul, en lançant des flammes jusqu’au plafond.

L’incendie se propagea avec une force et une rapidité inhabituelles, même pour du pétrole. Déjà la tapisserie flambait, le rideau arraché avait pris feu et le châssis de la fenêtre commençait à se consumer. Le chat bondit comme un ressort, miaula, sauta, tel un bolide, de la glace sur l’appui de la fenêtre pour y disparaître avec son réchaud. Des coups de feu éclatèrent au-dehors. L’homme posté sur l’échelle d’incendie à la hauteur des fenêtres de la bijoutière tira à plusieurs reprises sur le chat tandis que celui-ci sautait d’une fenêtre à l’autre, en se dirigeant vers le tuyau de descente de la gouttière, au coin de l’immeuble. Le chat escalada ce tuyau et passa sur le toit. Là, malheureusement encore sans résultat, un garde qui surveillait les cheminées tira sur lui, et le chat s’éclipsa dans le soleil déclinant qui inondait la ville.

Pendant ce temps, dans l’appartement, le parquet prenait feu sous les pieds des visiteurs, et dans les flammes, à l’endroit précis où le chat, avec sa blessure simulée, était tombé, on voyait se matérialiser, de plus en plus dense, le cadavre du défunt baron Meigel, son menton dressé vers le plafond et ses yeux vitreux grands ouverts. Mais il n’était déjà plus possible de le tirer de là.

Sautillant sur les lames du parquet en feu, se donnant des claques sur leurs épaules et leurs poitrines qui fumaient, les envahisseurs du salon refluèrent dans le cabinet de travail puis dans le vestibule. Ceux qui étaient dans la salle à manger et dans la chambre s’échappèrent par le corridor. Ceux qui étaient dans la cuisine accoururent aussi et tout le monde se retrouva dans l’entrée. Le salon était déjà rempli de flammes et de fumée. Tout en se sauvant, quelqu’un réussit à former le numéro de téléphone des pompiers et à crier brièvement dans l’appareil :

– Sadovaïa 302 bis !…

Impossible de rester plus longtemps : les flammes jaillissaient dans le vestibule, et on pouvait à peine respirer.

Dès que sortirent, par les fenêtres brisées de l’appartement ensorcelé, les premiers nuages de fumée, des cris de désespoir éclatèrent dans la cour :

– Au feu ! Au feu ! Nous brûlons !

Dans divers appartements de l’immeuble, des gens criaient au téléphone :

– Sadovaïa ! Sadovaïa 302 bis !

Tandis que dans la rue Sadovaïa, on entendait déjà tinter les sinistres coups de cloche sur les longs véhicules rouges qui arrivaient rapidement de tous les coins de la ville, les gens qui s’agitaient dans la cour virent s’envoler avec la fumée, par les fenêtres du cinquième étage, trois silhouettes noires qui paraissaient être des silhouettes d’hommes, et la silhouette d’une femme nue.

CHAPITRE XXVIII. Les dernières aventures de Koroviev et Béhémoth

Les silhouettes furent-elles réellement aperçues, ou ne furent-elles qu’une hallucination des habitants terrifiés de la funeste maison de la rue Sadovaïa – c’est une chose, évidemment, qu’on ne saurait affirmer avec exactitude. Et si elles étaient réelles, où se dirigèrent-elles dans les instants qui suivirent, on ne le sait pas non plus. Où se séparèrent-elles, nous ne sommes pas non plus en mesure de le dire, mais ce que nous savons, c’est qu’environ un quart d’heure après le début de l’incendie rue Sadovaïa, un long citoyen en costume à carreaux, accompagné d’un gros chat noir, se présentait devant les portes vitrées du Magasin étranger, au marché de la place de Smolensk.

Le citoyen se faufila habilement parmi les passants et ouvrit la porte extérieure du magasin. Mais, à ce moment, un petit portier osseux et extrêmement malveillant lui barra le passage et lui dit d’un ton irrité :

– C’est interdit aux chats !

– Je m’excuse, chevrota le long citoyen en portant sa main noueuse à son oreille, comme s’il était sourd. Aux chats, dites-vous ? Mais où voyez-vous des chats ?

Le portier écarquilla les yeux. Il y avait de quoi : nul chat n’était plus aux pieds du citoyen, derrière le dos duquel, en revanche, parut un individu bedonnant qui essayait de passer pour entrer dans le magasin. Ce gros type était coiffé d’une casquette déchirée, sa figure ressemblait vaguement à un museau de chat, et il portait sous son bras un réchaud à pétrole.