Plantant d’un air hautain sa petite cuiller dans sa crème glacée, la Petrakova jeta des regards mécontents à la table de ces deux espèces de pitres aux vêtements grotesques, qui se couvrait de victuailles comme par magie. Déjà, des feuilles de salade lavées à briller émergeaient d’un ravier de caviar frais… et hop ! sur une desserte spécialement apportée surgissait un seau d’argent embué…
C’est seulement lorsqu’il fut certain que tout était parfait, et lorsqu’il vit accourir, entre les mains d’un garçon, une sauteuse couverte où quelque chose bouillottait, qu’Archibald Archibaldovitch se permit de quitter les deux visiteurs mystérieux, non sans leur avoir murmuré au préalable :
– Excusez-moi ! Une minute seulement ! Je tiens à surveiller personnellement vos filets de gélinottes !
Il s’en fut, et disparut à l’intérieur du restaurant. Si quelque observateur avait pu épier les actes ultérieurs d’Archibald Archibaldovitch, ceux-ci lui eussent paru, sans aucun doute, quelque peu énigmatiques.
Le patron ne se rendit nullement à la cuisine pour surveiller les filets de gélinottes, mais à la réserve du restaurant. Il l’ouvrit avec sa clef, s’y enferma, sortit d’une glacière, avec précaution afin de ne pas tacher sa manchette, deux lourds esturgeons, les enveloppa dans un journal et ficela soigneusement le paquet qu’il mit de côté. Puis il passa dans la pièce voisine, vérifia que son léger manteau doublé de soie et son chapeau étaient à leur place, et seulement alors, se rendit à la cuisine, où le chef découpait avec soin les filets de gélinottes promis par le pirate à ses hôtes.
Il faut dire que dans les actes d’Archibald Archibaldovitch, il n’y avait rien d’étrange ou d’incompréhensible, et que seul un observateur superficiel aurait pu les considérer comme tels. La conduite d’Archibald Archibaldovitch découlait avec une parfaite logique de tout ce qui précédait. La connaissance des événements récents et surtout le flair phénoménal d’Archibald Archibaldovitch suggéraient au patron du restaurant de Griboïedov que le dîner des deux visiteurs, encore qu’abondant et luxueux, serait de très courte durée. Or, son flair n’avait jamais trompé l’ancien flibustier ; il en fut de même cette fois encore.
Koroviev et Béhémoth trinquaient pour la seconde fois avec un petit verre d’excellente vodka Moskovskaïa, deux fois purifiée et bien glacée, quand parut sous la pergola, tout en sueur et en émoi, l’échotier Boba Kandaloupski, célèbre dans Moscou pour son étonnante omniscience. Il vint directement s’asseoir à la table des Petrakov. Il posa sa serviette bourrée de papiers sur la table, et tout aussitôt, fourra ses lèvres dans l’oreille de Petrakov et se mit à lui chuchoter des histoires apparemment fort excitantes. N’en pouvant plus de curiosité, Mme Petrakova, à son tour, colla son oreille aux grosses lèvres molles de Boba. Celui-ci, tout en jetant par moments des regards furtifs autour de lui, chuchotait sans interruption, et l’on pouvait saisir, çà et là, quelques mots :
– Parole d’honneur !… Rue Sadovaïa, rue Sadovaïa !… (Boba baissa encore la voix :) Les balles ne leur font rien !… balles… balles… pétrole… incendie… balles…
– Les menteurs qui répandent des bruits aussi dégoûtants, corna le contralto de Mme Petrakova qui, indignée, avait parlé un peu plus fort que ne l’eût souhaité Boba, on devrait les dénoncer ! Mais ça ne fait rien, on mettra tous ces gens-là au pas ! Ces bobards nous font tant de mal !
– Des bobards, Antonida Porphyrievna ? s’écria Boba, fâché de l’incrédulité de Mme Petrakovna, puis de nouveau, il susurra : Je vous le dis, les balles ne leur font rien !… Et maintenant l’incendie… et eux – en l’air – en l’air !
Et Boba chuchotait, sans se douter que les protagonistes de son récit étaient à quelques pas de lui et se réjouissaient de l’entendre.
Au reste, cette joie fut de courte durée. Trois hommes bottés de cuir, ceinturon serré à la taille et revolver au poing, firent irruption sous la pergola, venant du restaurant. Le premier cria d’une voix de tonnerre :
– Que personne ne bouge !
Et aussitôt, tous trois ouvrirent le feu, visant les têtes de Koroviev et Béhémoth. Criblés de balles, ceux-ci se dissipèrent immédiatement dans les airs. Du réchaud à pétrole jaillit une colonne de feu, droit vers la toile de tente. Un trou béant aux bords noirs s’y ouvrit et s’élargit rapidement en crépitant. Les flammes s’engouffrèrent dans ce trou et montèrent jusqu’au toit de la maison de Griboïedov. Des chemises bourrées de papier posées sur l’appui de la fenêtre d’une salle de rédaction, au deuxième étage, s’embrasèrent d’un coup. Les flammes attaquèrent le rideau, et le feu, ronflant comme si quelqu’un soufflait dessus, s’enfonça en tourbillonnant dans la maison de la tante de Griboïedov.
Quelques secondes plus tard, par les allées asphaltées qui menaient à la grille du boulevard – cette même grille qui, le mercredi soir, avait vu arriver le premier messager du malheur que personne n’avait su écouter, Ivan Biezdomny –, couraient des écrivains qui, n’avaient pas fini de dîner, des serveurs ainsi que Sophia Pavlovna, Boba, Petrakova et Petrakov.
Quand à Archibald Archibaldovitch, qui avait gagné à temps une porte latérale, il franchit cette porte sans courir, d’un pas mesuré et calme, comme un capitaine obligé de quitter le dernier son brick en flammes. Il avait son manteau doublé de soie, et sous son bras, les deux esturgeons raides comme des bâtons.
CHAPITRE XXIX. Où le sort du Maître et de Marguerite est décidé
Au coucher du soleil, deux personnages se tenaient sur la terrasse, qui dominait toute la ville, d’un des plus beaux édifices de Moscou, dont la construction remontait à près de cent cinquante ans. C’étaient Woland et Azazello. D’en bas on ne pouvait les voir, car ils étaient cachés aux regards indiscrets par une balustrade agrémentée de potiches et de fleurs en stuc. Mais eux voyaient la ville presque jusqu’à ses confins.
Woland était assis sur un pliant, et vêtu de son habituelle soutane noire. Sa longue et large épée était plantée verticalement entre deux dalles disjointes de la terrasse, figurant ainsi un cadran solaire. L’ombre de l’épée s’allongeait lentement, mais inexorablement, et rampait vers les souliers noirs de Satan. Tassé sur son pliant, son menton aigu posé sur son poing et une jambe ramenée sous lui, Woland contemplait sans bouger l’immense agglomération de palais, d’immeubles géants, et de masures condamnées à la démolition.
Azazello, qui avait abandonné son accoutrement moderne, c’est-à-dire son veston, son chapeau melon et ses souliers vernis, était tout de noir vêtu, comme Woland. Et, non loin de son seigneur et comme lui, il regardait fixement la ville.
– Quelle ville intéressante, n’est-ce pas ? dit Woland.
Azazello bougea et répondit respectueusement :
– Je préfère Rome, messire.
– Question de goût, dit Woland.
Après un moment de silence, sa voix retentit de nouveau :
– D’où vient cette fumée, sur le boulevard ?
– C’est Griboïedov qui brûle, répondit Azazello.
– Il faut croire que les deux inséparables, Koroviev et Béhémoth, sont passés par là ?
– Cela ne fait aucun doute, messire.
Le silence retomba sur la terrasse, et les deux hommes contemplèrent les mille reflets aveuglants du soleil aux fenêtres ouest des étages supérieurs des énormes immeubles. Et l’œil de Woland flamboyait comme ces fenêtres, bien qu’il tournât le dos au couchant.