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– Très bien, messire, répondirent les deux bouffons, et ils allèrent se cacher on ne sait où, derrière la tour ronde dressée au milieu de la terrasse.

L’orage dont parlait Woland s’amoncelait déjà à l’horizon. Une nuée noire se levait à l’ouest, qui cachait déjà la moitié du soleil. Bientôt, elle le couvrit entièrement. Sur la terrasse, l’air fraîchit. Quelques instants plus tard, il fit tout à fait sombre.

Les ténèbres venues de l’ouest couvrirent l’énorme ville. Les ponts, les palais furent engloutis. Tout disparut, comme si rien de tout cela n’avait existé sur la terre. Un trait de feu traversa le ciel de part en part. Un coup de tonnerre ébranla la ville. Il se répéta, et ce fut le début de l’orage. Dans l’obscurité, on ne vit plus Woland.

CHAPITRE XXX. Il est temps ! Il est temps

– Tu sais, dit Marguerite, juste au moment où tu t’es endormi, la nuit dernière, j’étais en train de lire la description des ténèbres venues de la mer Méditerranée…, et ces idoles, ah, ces idoles d’or ! Je ne sais pas pourquoi, mais elles ne me laissent pas une minute de repos. Et, en ce moment même, j’ai l’impression qu’il va pleuvoir. Tu sens, comme il fait plus frais, tout d’un coup ?

– Tout cela est très bien, très gentil, répondit le Maître qui fumait et agitait la main pour dissiper la fumée, et ces idoles, elles n’ont plus guère d’importance… en revanche, je n’ai pas la moindre idée de ce que nous allons faire à présent !

Cette conversation se déroulait au coucher du soleil, au moment où Matthieu Lévi apparaissait devant Woland, sur la terrasse. La lucarne du sous-sol était ouverte, et si quelqu’un y avait jeté un regard, il eût été forte étonné de l’étrange aspect des interlocuteurs. Marguerite ne portait, sur son corps nu, qu’un manteau noir, et le Maître était toujours dans sa tenue d’hôpital. La raison en était que Marguerite n’avait rigoureusement rien à se mettre, puisque toutes ses affaires étaient restées à la propriété, et bien que celle-ci fût fort peu éloignée, il n’était même pas question que Marguerite s’y rendît pour prendre des vêtements. Quant au Maître, qui retrouva tous ses costumes dans son armoire comme s’il n’était jamais allé nulle part, il n’avait simplement pas eu le désir de s’habiller, en représentant à Marguerite que de toute manière, il allait se produire quelque chose, qui, nécessairement, serait parfaitement absurde. Il est vrai que, pour la première fois depuis cette nuit d’automne, il s’était rasé (à la clinique, on lui avait coupé la barbe à l’aide d’une tondeuse).

La chambre, elle aussi, avait un aspect bizarre, et il eût été fort difficile de s’y retrouver dans le chaos qui y régnait. Des manuscrits jonchaient le tapis, et il y en avait également sur le divan. Un petit livre traînait sur un fauteuil. Sur la table ronde, un dîner était servi, et plusieurs bouteilles étaient posées entre les hors-d’œuvre. D’où venaient tous ces mets et ces boissons, le Maître et Marguerite l’ignoraient totalement. Ils avaient trouvé tout cela sur la table en s’éveillant.

Le Maître et son amie, qui avaient dormi jusqu’au soir de ce samedi, sentaient que toutes leurs forces étaient revenues, et la seule trace qui restât de leurs tribulations de la veille était, chez tous deux, une légère douleur à la tempe gauche. Par contre, du côté psychique, les changements, chez tous deux, étaient considérables, comme aurait pu s’en convaincre quiconque eût écouté leur conversation dans le sous-sol. Mais nul ne le pouvait. Cette petite maison avait ceci de bon, que les alentours étaient constamment déserts. Les tilleuls et les saules verdissants exhalaient un parfum printanier chaque jour plus intense, que la brise naissante apportait dans le sous-sol.

– Ah ! et puis zut ! s’écria le Maître inopinément. Enfin, si on réfléchit un peu… (il écrasa son mégot dans un cendrier et se prit la tête dans les mains) écoute, tu es quelqu’un d’intelligent et tu n’as jamais été folle… sérieusement, tu es certaine qu’hier, nous étions chez Satan ?

– Absolument certaine, répondit Marguerite.

– Mais voyons, bien sûr, dit ironiquement le Maître. Maintenant, en somme, au lieu d’un fou, il y en a deux le mari et la femme ! (Il leva le doigt vers le ciel et cria :) Non, c’est… le diable sait ce que c’est ! Le diable, le diable…

Pour toute réponse, Marguerite se renversa sur le divan et éclata de rire, en agitant en l’air ses jambes nues. Puis elle s’écria :

– Oh ! je n’en peux plus… je n’en peux plus !… Non, mais si tu te voyais !…

Quand le Maître eut remonté pudiquement son caleçon long d’hôpital, elle cessa de rire et redevint sérieuse.

– Sans le vouloir, tu viens de dire la vérité, dit-elle. Le diable sait ce que c’est, et le diable, crois-moi, arrangera tout ! (Les yeux soudain brillants, elle sauta sur ses pieds et se mit à danser sur place en chantant à pleine voix :) Comme je suis heureuse, heureuse, heureuse d’avoir fait un pacte avec lui ! Ô Satan, Satan !… Mais tu vas être obligé, mon chéri, de vivre avec une sorcière ! reprit-elle en se jetant dans les bras du Maître, qu’elle prit par le cou et se mit à embrasser sur les lèvres, le nez, les joues.

Les boucles folles de ses cheveux noirs aveuglaient le Maître, dont le front et les joues étaient enflammés par les baisers.

– C’est vrai, tu ressembles tout à fait à une sorcière.

– Je ne le nie pas, répondit Marguerite. Je suis une sorcière, et j’en suis bien contente.

– Très bien, dit le Maître, va pour la sorcière, c’est parfait, c’est magnifique. Ils ont réussi, disons, à me tirer de la clinique… ça aussi, c’est très gentil ! Ils m’ont fait revenir ici, admettons-le. Supposons même qu’on ne nous fera pas rechercher… Mais, par tout ce que tu as de plus sacré, dis-moi comment, et de quoi nous allons vivre. Si je dis ça, c’est par souci pour toi, crois-moi !

À ce moment parurent à la fenêtre des souliers à bout carré et le bas des jambes d’un pantalon de fil-à-fil. Puis ces deux jambes se joignirent aux genoux et la lumière du jour fut masquée par un gros derrière.

– Aloysius, tu es là ? demanda une voix, quelque part au-dessus du pantalon.

– Ça commence, dit le Maître.

– Aloysius ? dit Marguerite en se rapprochant du soupirail. Il a été arrêté hier ! Mais qui le demande ? Qui êtes-vous ?

Instantanément, les genoux et le derrière disparurent et on entendit claquer le portillon, après quoi tout rentra dans l’ordre. Marguerite retomba sur le divan, et se mit à rire au point que des larmes roulèrent sur ses joues. Mais elle se calma bientôt, et son visage changea alors du tout au tout. Elle parla d’un ton grave, et tout en parlant, elle se glissa sur les genoux du Maître, le regarda dans les yeux et se mit à lui caresser la tête.

– Comme tu as souffert, mon pauvre ami, comme tu as souffert ! Moi seule, je le sais. Regarde, tu as des fils blancs dans les cheveux, et autour des lèvres, un pli qui ne s’effacera jamais ! Mon unique, mon chéri, ne pense plus à rien ! Tu as dû trop penser, maintenant, c’est moi qui penserai pour toi. Et je te le jure, je te le jure, tout ira bien, magnifiquement bien !

– Je ne crains rien, Margot, répondit soudain le Maître, qui leva la tête et apparut tel qu’il était à l’époque où il écrivait, racontant quelque chose qu’il n’avait jamais vu, mais dont il savait, sans doute, que cela avait été. Je ne crains plus rien, parce que j’ai déjà tout enduré. On m’a trop fait peur : plus rien, maintenant, ne peut m’effrayer. Mais j’ai pitié de toi, Margot, voilà la question, et voilà pourquoi je répète toujours la même chose. Ressaisis-toi ! À quoi bon gâcher ta vie avec un miséreux et un malade ? Retourne chez toi ! J’ai pitié de toi, c’est pourquoi je te dis cela !