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– Pour toujours !… Il faut se pénétrer de cette idée…, murmura le Maître en passant sa langue sur ses lèvres sèches et gercées.

Prêtant l’oreille aux mouvements de son âme, il fut à même de les analyser avec précision. Son émotion se changea, lui sembla-t-il, en un sentiment de profonde et cruelle offense. Mais ce ne fut qu’une impression fugitive, qui disparut pour être remplacée, bizarrement, par une orgueilleuse indifférence et, enfin, par le pressentiment d’un perpétuel repos.

Le groupe des cavaliers attendait le Maître en silence, regardant la longue silhouette noire qui, au bord du précipice, gesticulait, tantôt levant la tête comme pour essayer de faire porter son regard, par-dessus la ville, jusqu’aux confins de celle-ci, tantôt la laissant retomber sur sa poitrine comme pour examiner l’herbe foulée et maigre à ses pieds.

Le silence fut rompu par Béhémoth, qui s’ennuyait.

– Permettez-moi, Maître, dit-il, de siffler avant notre départ, en guise d’adieu.

– Tu vas faire peur à la dame, dit Woland. De plus, n’oublie pas que les scandales que tu as provoqués aujourd’hui sont terminés.

– Oh ! non, non, messire, dit Marguerite, assise en amazone sur sa selle, les mains aux hanches et sa longue traîne pendant jusqu’à terre. Permettez-lui de siffler. La pensée de ce long voyage me rend triste. N’est-il pas vrai, messire, que cette tristesse est naturelle même quand le voyageur sait qu’au bout de sa route il trouvera le bonheur ? Qu’il nous fasse rire, sinon je crains que cela ne se termine par des larmes, et notre voyage en serait gâché !

Woland se tourna vers Béhémoth et acquiesça d’un signe de tête. Tout joyeux, Béhémoth sauta à terre, enfonça ses doigts dans sa bouche, gonfla ses joues, et siffla. Les oreilles de Marguerite tintèrent douloureusement, et son cheval se cabra. Dans le bois voisin, des branches mortes tombèrent des arbres, et toute une bande de corneilles et de moineaux s’envola. Des colonnes de poussière descendirent en tourbillonnant jusqu’à la rivière, et, dans un tramway qui longeait le quai, on vit les casquettes de quelques passagers s’envoler et tomber à l’eau.

Le coup de sifflet fit sursauter le Maître, mais il ne se retourna pas. Ses gesticulations redoublèrent, et il leva le poing vers le ciel, comme pour menacer toute la ville. Béhémoth regarda autour de lui d’un air faraud.

– C’est un coup de sifflet, je ne discute pas, remarqua dédaigneusement Koroviev. C’est effectivement un coup de sifflet, mais si on veut dire les choses sans parti pris, c’est un coup de sifflet très moyen !

– Hé, je ne suis pas chantre d’église, moi, répliqua Béhémoth avec dignité en gonflant ses joues, et en adressant un clin d’œil inattendu à Marguerite.

– Tiens, laisse-moi faire, je vais essayer en souvenir du passé, dit Koroviev en se frottant les mains et en soufflant sur ses doigts.

– Mais fais bien attention de n’estropier personne ! dit la voix sévère de Woland.

– Faites-moi confiance, messire, répondit Koroviev, la main sur le cœur. C’est pour rire, simplement pour rire…

Alors il parut s’allonger, comme s’il était en caoutchouc. Les doigts de sa main droite s’entrelacèrent en une étrange pyramide, puis il s’enroula sur lui-même comme un ressort et, se détendant soudain d’un seul coup, il siffla.

Marguerite n’entendit pas le coup de sifflet, mais en vit les effets en même temps qu’elle était rejetée, elle et son ardent coursier, à soixante-dix pieds de là. À côté d’elle, un chêne fut déraciné, et toute la colline se crevassa, jusqu’à la rivière. Un énorme morceau du rivage, quai et restaurant compris, glissa dans l’eau. La rivière bouillonna, se souleva, rejetant sur l’autre rive basse et verdoyante le tramway intact ainsi que ses passagers. Aux pieds du cheval de Marguerite, qui s’ébrouait, vint s’abattre, tué par le sifflement de Fagot, un choucas.

Ce coup de sifflet effraya fort le Maître. Il se prit la tête dans les mains, et revint en courant vers le groupe de ses compagnons de voyage.

– Eh bien, lui demanda Woland du haut de son cheval, tous les comptes sont réglés ? Les adieux sont faits ?

– Les adieux sont faits, répondit le Maître et, apaisé, il leva sur Woland un regard franc et hardi.

Alors, sur la colline, roula comme un son de trompe la voix terrible de Woland : « Il est temps ! » accompagnée d’un brusque coup de sifflet et d’un ricanement, dus à Béhémoth.

D’un coup de reins, les chevaux enlevèrent leur cavalier dans les airs et prirent le galop. Marguerite sentait son fougueux coursier ronger son frein et tirer sur les rênes. Le manteau de Woland, gonflé par le vent, se déploya au-dessus de la cavalcade, masquant une partie du firmament qu’envahissait l’ombre du soir. Quand ce voile noir s’écarta un instant, Marguerite regarda derrière elle et vit que les tours bigarrées au-dessus desquelles voltigeait un aéroplane avaient depuis longtemps disparu. La ville tout entière avait été engloutie par la terre et n’en subsistaient que brouillards et fumées.

CHAPITRE XXXII. Grâce et repos éternel

Ô dieux, dieux ! comme la terre est triste, le soir ! Que de mystères, dans les brouillards qui flottent sur les marais ! Celui qui a erré dans ces brouillards, celui qui a beaucoup souffert avant de mourir, celui qui a volé au-dessus de cette terre en portant un fardeau trop lourd, celui-là sait ! Celui-là sait, qui est fatigué. Et c’est sans regret, alors, qu’il quitte les brumes de cette terre, ses rivières et ses étangs, qu’il s’abandonne d’un cœur léger entre les mains de la mort, sachant qu’elle – et elle seule – lui apportera la paix.

Fatigués eux aussi, les chevaux enchantés avaient considérablement ralenti leur allure, et la nuit inéluctable les rattrapait. La sentant derrière son dos, même le turbulent Béhémoth se tint coi. Les griffes accrochées au pommeau de sa selle, il volait, silencieux et grave, la queue étalée.

La nuit commença à couvrir d’un noir linceul les bois et les prés, et tout en bas, au loin, elle alluma de petites lumières tristes, de petites lumières étrangères, désormais inutiles et sans intérêt pour Marguerite et pour le Maître. La nuit rattrapa la cavalcade, descendit sur elle et l’enveloppa, tout en semant çà et là, dans le ciel mélancolique, de petites taches de lumière pâle – les étoiles.

La nuit se fit plus dense, ses ténèbres roulèrent côte à côte avec les cavaliers, happèrent les manteaux, les arrachèrent des épaules, et révélèrent les déguisements. Et quand Marguerite, rafraîchie par le vent, ouvrit les yeux, elle put voir quels changements étaient survenus dans l’aspect de ceux qui volaient autour d’elle, chacun vers son but. Quand, par-delà la crête lointaine d’une forêt, le disque pourpre de la lune monta à leur rencontre, tous les faux-semblants avaient disparu, éparpillés dans les marais, les oripeaux fugaces de la sorcellerie s’étaient noyés dans le brouillard.

On aurait eu peine, maintenant, à reconnaître Koroviev-Fagot, soi-disant interprète auprès d’un mystérieux spécialiste qui n’avait nul besoin d’interprète, dans celui qui chevauchait en ce moment à côté de Woland, à droite de Marguerite. Celui qui, dans un costume de cirque déchiré, avait quitté le mont des Moineaux sous le nom de Koroviev-Fagot, était devenu un chevalier sévèrement vêtu de violet, dont le visage lugubre ignorait le sourire, qui chevauchait en faisant tinter doucement les chaînettes d’or de ses rênes. Le menton appuyé contre sa poitrine, il ne regardait pas la lune, il ne s’intéressait pas à la terre. À côté de Woland, il songeait, sans doute, à quelque préoccupation personnelle.