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– Pourquoi a-t-il changé ainsi ? demanda Marguerite à Woland dans le sifflement du vent.

– Ce chevalier, répondit Woland en tournant vers Marguerite son visage où l’œil flamboyait doucement, s’est permis un jour une plaisanterie malheureuse. Le calembour qu’il avait composé à propos de la lumière et des ténèbres n’était pas très bon. À la suite de cela, le chevalier a été obligé de plaisanter un peu plus, et un peu plus longtemps qu’il n’en avait l’intention. Mais cette nuit est une nuit de règlements de compte. Le chevalier a payé, et son compte est clos.

La nuit arracha également la queue touffue de Béhémoth, le dépouilla de son pelage dont elle dispersa les touffes dans les marais. Celui qui avait été un chat, chargé de divertir le prince des ténèbres, était maintenant un maigre adolescent, un démon-page, le meilleur bouffon qui eût jamais existé au monde. À présent il se tenait coi, et volait sans bruit, offrant son jeune visage à la lumière qui ruisselait de la lune.

À l’écart des autres, étincelant dans son armure d’acier, chevauchait Azazello. La lune avait également changé son visage. Ses absurdes et horribles chicots jaunes avaient complètement disparu, et son œil borgne s’était révélé faux. Les deux yeux d’Azazello étaient identiques – vides et noirs –, et son visage était blanc et glacé. Azazello avait maintenant son aspect authentique, son aspect de démon des déserts arides, de démon-tueur.

Marguerite ne pouvait se voir, mais elle voyait parfaitement combien le Maître lui-même avait changé. Ses cheveux avaient blanchi sous la lune et s’étaient rassemblés, derrière sa tête, en une queue qui volait au vent. Et lorsque le vent faisait voler le manteau qui dissimulait les jambes du Maître, Marguerite voyait luire et s’éteindre alternativement, aux talons de ses grosses bottes, les roulettes de ses éperons. Comme le démon-page, le Maître ne quittait pas la lune des yeux, mais il lui souriait comme à un être connu et aimé, et il grommelait on ne sait quoi pour lui-même, selon une habitude acquise dans la chambre 118.

Woland, enfin, avait repris lui aussi son aspect véritable. Marguerite n’aurait su dire de quoi étaient faites ses rênes – peut-être des rayons de lune tressés en chaînes –, ni même son cheval – une masse de ténèbres ayant pour crinière un nuage –, ni ses éperons – peut-être de pâles étoiles.

Cette chevauchée silencieuse dura longtemps encore, jusqu’au moment où le paysage, en bas, se modifia à son tour. Les forêts mélancoliques avaient sombré dans l’obscurité de la terre, engloutissant avec elles les lames blafardes des fleuves. Des roches erratiques apparurent, jetant des reflets de plus en plus vifs, tandis qu’entre elles se creusaient des ravins ténébreux, où ne pénétrait pas la lumière de la lune.

Woland arrêta son cheval sur un haut plateau morne et rocailleux. Les cavaliers avancèrent alors au pas, écoutant les sabots ferrés de leurs chevaux écraser le granit et les cailloux. La lune inondait la plate-forme d’une lumière d’un vert éclatant, et Marguerite discerna bientôt, au cœur de cette contrée déserte, la forme blanche d’un homme assis dans un fauteuil. Cet homme était peut-être sourd, ou bien profondément absorbé dans ses pensées. Toujours est-il qu’il n’entendit pas le sol pierreux trembler sous le poids des chevaux, et les cavaliers s’approchèrent de lui sans le déranger dans son immobilité.

La lune, dont la lumière était plus intense que celle du meilleur lampadaire électrique, permit à Marguerite de constater que l’homme assis, dont les yeux paraissaient aveugles, se frottait continuellement les mains d’un geste bref, tandis que ses yeux fixaient sans le voir le disque de la lune. Marguerite aperçut également, couché près du lourd fauteuil de pierre qui jetait de fugitives étincelles à la lueur lunaire, un énorme chien de couleur sombre, aux oreilles pointues, qui, comme son maître, fixait la lune d’un regard chargé d’angoisse. Aux pieds de l’homme assis gisaient les morceaux d’une cruche brisée, entre lesquels s’étalait une inaltérable flaque d’un rouge noirâtre.

Les cavaliers s’arrêtèrent.

– Ils ont lu votre roman, dit Woland en se tournant vers le Maître. Ils ont seulement dit que, malheureusement, il n’était pas terminé. Aussi ai-je voulu vous montrer votre héros. Voilà près de deux mille ans qu’il est assis sur ce plateau, et qu’il dort ; mais quand arrive la pleine lune, comme vous le voyez, il est tourmenté par l’insomnie. Et il n’est pas seul à en souffrir : elle torture également son fidèle gardien, ce chien. S’il est exact que la lâcheté est le plus grave des défauts, on ne saurait, sans doute, en accuser cet animal. La seule chose que craignait ce mâtin intrépide, c’était l’orage. Mais quoi, celui qui aime doit partager le sort de l’être aimé.

– Que dit-il ? demanda Marguerite, tandis qu’une ombre de compassion passait sur son visage parfaitement calme.

– Il dit toujours la même chose, répondit Woland. Il dit que même au clair de lune, il ne peut trouver la paix, et que sa tâche est détestable. Voilà ce qu’il dit toujours quand il ne dort pas, et quand il dort, il voit toujours la même chose : un chemin de lune, et il veut aller le long de ce chemin en conversant avec le détenu Ha-Nozri, parce qu’il affirme qu’il n’a pas eu le temps de tout lui dire jadis, en ce lointain jour de printemps, le quatorzième du mois de Nisan. Mais hélas, on ne sait trop pourquoi, il ne parvient pas à aller sur ce chemin, et personne ne vient à lui. Que faire alors ? Il ne lui reste donc plus qu’à converser avec lui-même. Et comme il faut bien un peu de variété, il lui arrive assez souvent d’ajouter à son discours sur la lune que ce qu’il hait le plus au monde, c’est son immortalité et sa célébrité inouïe. Et il ajoute qu’il échangerait volontiers son sort contre celui de ce vagabond déguenillé de Matthieu Lévi.

– Douze mille lunes pour une seule lune jadis, n’est-ce pas vraiment trop ? demanda Marguerite.

– Quoi ? C’est l’histoire de Frieda qui recommence ? Mais soyez rassurée, Marguerite. Toutes choses seront comme il se doit car telle est la loi du monde.

– Délivrez-le ! cria brusquement Marguerite de la voix perçante qu’elle avait quand elle était sorcière.

À ce cri, un rocher se détacha de la montagne et dégringola dans un ravin sans fond, dont les parois retentirent longuement du fracas de sa chute. Marguerite n’aurait pu dire, d’ailleurs, si ce fracas était dû à la chute du rocher, ou au rire de Satan. Quoi qu’il en soit, Woland riait en regardant Marguerite.

– Inutile de crier dans la montagne, dit-il. De toute manière, il est habitué aux éboulements, et il y a longtemps que cela ne le fait même plus sursauter. Vous ne pouvez pas intercéder pour lui, Marguerite, pour la bonne raison que celui avec qui il désire tant parler l’a déjà fait.

Woland se tourna de nouveau vers le Maître et dit :

– Eh bien, maintenant, vous pouvez terminer votre roman en une phrase !

On eût dit que le Maître attendait ce moment, tandis que, debout et immobile, il regardait le procurateur. Il joignit les mains en porte-voix, et cria de telle sorte que l’écho roula par les montagnes sans arbres et sans vie :

– Tu es libre ! Libre ! Il t’attend !

Les monts transformèrent la voix du Maître en un tonnerre, et ce tonnerre provoqua leur ruine. Les infernales parois rocheuses s’effondrèrent. Seule la plate-forme au fauteuil de pierre demeura debout. Dans le gouffre noir où les murailles s’étaient écroulées s’alluma une ville immense que dominaient des idoles étincelantes, dressées au-dessus d’un jardin qui, au cours de milliers de lunes, avait poussé avec une luxuriance fantastique. Et voici que la longue attente du procurateur était récompensée et que le chemin de lune était là qui s’étendait aux portes du jardin. Le chien aux oreilles pointues fut le premier à s’y lancer. L’homme au manteau blanc et à la sanglante doublure se leva de son fauteuil et cria quelque chose d’une voix rauque et cassée. On ne pouvait discerner s’il pleurait ou s’il riait, ni le sens de ses cris. On put seulement constater qu’à la suite de son fidèle gardien, il s’élança à son tour, frénétiquement, sur le chemin de lune.