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– Et moi, dois-je le suivre ? demanda anxieusement le Maître, en touchant ses rênes.

– Non, répondit Woland. À quoi bon se précipiter sur les traces de ce qui n’est déjà plus ?

– Alors, je dois aller là-bas ? dit le Maître en se retournant pour désigner, surgie soudain des lointains, la ville qu’ils venaient de quitter avec ses monastères aux tours semblables à des jouets de massepain et les mille éclats de soleil brisé qui étincelaient aux vitres des maisons.

– Non plus, répondit Woland, dont la voix épaissie coula sur les rochers. Maître romantique ! Celui qu’aspire tant à voir le héros imaginé par vous et que vous venez de délivrer, celui-là a lu votre roman. (Woland se tourna vers Marguerite :) Marguerite Nikolaïevna ! On est forcé d’admettre que vous avez essayé d’imaginer, pour le Maître, le meilleur avenir ; mais, en vérité, ce que je vous propose, et ce que Yeshoua a demandé pour vous, est encore meilleur ! (Woland se pencha sur sa selle pour se rapprocher du Maître :) Laissez-les seuls tous les deux, dit-il, en montrant la direction prise par le procurateur. Ne les dérangeons pas. Peut-être arriveront-ils enfin à se mettre d’accord sur quelque chose… (Woland fit un geste de la main, et Jérusalem s’éteignit.) Et là-bas, c’est la même chose, dit Woland en se retournant. Que feriez-vous dans le sous-sol ? (Les éclats du soleil s’éteignirent à leur tour.) À quoi bon ? continua Woland d’une voix douce et convaincante. Ô Maître trois fois romantique ! N’avez-vous pas envie, l’après-midi, de vous promener avec votre amie sous les cerisiers, qui commencent à fleurir, et le soir, d’écouter de la musique de Schubert ? N’auriez-vous aucun plaisir à écrire, à la lueur des chandelles, avec une plume d’oie ? Ne voudriez-vous pas, comme Faust, vous pencher sur une cornue avec l’espoir de réussir à modeler un nouvel homuncule ? Alors là-bas, là-bas ! Là-bas, il y a déjà une maison qui vous attend, et un vieux serviteur, et les bougies sont déjà allumées, et elles seront bientôt éteintes, parce que, bientôt, l’aube se lèvera pour vous. Prenez ce chemin, Maître, prenez ce chemin ! Et adieu, car pour moi, il est temps !

– Adieu ! lancèrent d’une seule voix le Maître et Marguerite.

Et insoucieux des routes et des chemins, le noir Woland se précipita à grand fracas dans l’abîme, suivi de sa bruyante escorte. Alentour, il n’y eut plus ni rochers, ni plateau, ni chemin de lune, ni Jérusalem. Les chevaux noirs avaient disparu aussi. Et le Maître et Marguerite virent se lever l’aube promise. Elle succéda immédiatement à la pleine lune de minuit. Le Maître marchait avec son amie, dans l’éblouissement des premiers rayons du matin, sur un petit pont de pierres moussues. Ils le franchirent. Le ruisseau resta en arrière des amants fidèles, et ils s’engagèrent dans une allée sablée.

– Écoute ce silence, dit Marguerite, tandis que le sable bruissait légèrement sous ses pieds nus, écoute, et jouis de ce que tu n’as jamais eu de ta vie – le calme. Regarde, devant toi, voilà la maison éternelle que tu as reçue en récompense. Je vois déjà une fenêtre à l’italienne, et les vrilles d’une vigne vierge, qui grimpe jusqu’au toit. Voilà ta maison, ta maison pour l’éternité. Je sais que ce soir, ceux que tu aimes viendront te voir – ceux qui t’intéressent et qui ne te causeront aucune inquiétude. Ils joueront de la musique, ils chanteront pour toi, et tu verras : quelle lumière dans la chambre, quand brûleront les chandelles ! Tu t’endormiras, avec ton éternel vieux bonnet de nuit tout taché, tu t’endormiras avec le sourire aux lèvres. Ton sommeil te donnera des forces, et tu te mettras à raisonner sagement. Et tu n’auras plus jamais l’idée de me chasser. Quelqu’un veillera sur ton sommeil, et ce sera moi.

Ainsi parla Marguerite, en se dirigeant avec le Maître vers leur maison éternelle, et le Maître eut le sentiment que les paroles de Marguerite coulaient comme un filet d’eau, comme coulait en murmurant le ruisseau qu’ils avaient laissé derrière eux.

Et la mémoire du Maître, cette mémoire inquiète, percée de mille aiguilles, commença à s’éteindre. Quelqu’un rendait la liberté au Maître, comme lui-même venait de rendre la liberté au héros créé par lui : ce héros parti dans l’infini, parti sans retour, ce fils d’un roi astrologue qui, en cette nuit du samedi au dimanche, avait reçu sa grâce, le cruel cinquième procurateur de Judée, le chevalier Ponce Pilate.

ÉPILOGUE

Mais tout de même ? Que se passa-t-il à Moscou après que Woland et sa suite au grand complet eurent quitté la capitale en s’envolant du mont des Moineaux en ce samedi soir au coucher du soleil ?

Il n’entre pas dans notre propos de conter les invraisemblables et affligeantes rumeurs dont le bourdonnement têtu assourdit la capitale tout entière avant de se répandre à la rapidité de l’éclair jusque dans les coins les plus éloignés et les plus perdus de la province.

L’auteur de ces lignes véridiques, un jour qu’il se rendait à Théodosia, a entendu personnellement, dans le train, raconter qu’à Moscou, deux mille personnes étaient sorties d’un théâtre à poil – au sens littéral du terme – et que dans cette tenue, elles étaient rentrées chez elles en taxi.

Les mots « esprits malins » se chuchotaient dans les queues pour le lait, dans les tramways, dans les magasins, dans les appartements, dans les cuisines, dans les trains, ceux de banlieue et ceux de grandes lignes, dans les grandes gares et dans les petites gares, dans les villas et sur les plages.

Il va de soi que les gens les plus évolués et les plus cultivés ne prenaient aucune part à ces histoires d’esprits malins qui auraient visité la capitale, et que même, ils en riaient et s’efforçaient de faire entendre raison à ceux qui les racontaient. Mais un fait, comme on dit, est un fait, et lui tourner le dos sans explications est chose impossible : quelqu’un était venu dans la capitale. Les débris charbonneux qui restaient de Griboïedov, sans compter bien d’autres choses, n’en témoignaient que trop éloquemment.

Les gens cultivés avaient adopté le point de vue des enquêteurs officiels : c’était là le travail d’une bande d’hypnotiseurs et de ventriloques, qui possédaient leur art à la perfection.

Tant à Moscou qu’au-dehors, toutes les mesures nécessaires à leur capture furent évidemment prises, avec célérité et énergie mais, fort malheureusement, sans résultat. Celui qui se donnait le nom de Woland avait disparu avec tous ses complices, et il ne reparut ni ne se manifesta ni à Moscou ni nulle part. Aussi l’hypothèse naquit-elle tout naturellement qu’il avait fui à l’étranger, mais là non plus sa présence ne fut jamais signalée.

L’enquête dura fort longtemps. Il faut dire aussi qu’en vérité, l’affaire était monstrueuse ! Sans même parler des quatre maisons incendiées et des centaines de personnes conduites à la folie, il y avait eu des morts. En tout cas, on pouvait en dénombrer deux avec certitude : Berlioz d’abord, puis ce malheureux guide des curiosités de la capitale au Bureau des étrangers – le ci-devant baron Meigel. Ces deux-là avaient bel et bien été assassinés. Les ossements calcinés du second furent découverts rue Sadovaïa, à l’appartement 50, lorsqu’on eut maîtrisé l’incendie. Oui, il y avait des victimes et ces victimes exigeaient une enquête.