D’autres vinrent s’y adjoindre même après le départ de Woland. J’ai nommé – et cela est bien triste – les chats noirs.
Une centaine environ de ces animaux paisibles, utiles et amis de l’homme, furent exécutés à coups de feu ou exterminés par d’autres procédés, en différentes localités du pays. Une quinzaine de chats, parfois dans un état lamentable, furent présentés aux postes de milice de différentes villes. C’est ainsi qu’à Almavir un citoyen dont nous ignorons le nom présenta à la milice une de ces innocentes bêtes, les pattes de devant attachées.
Le citoyen en question surprit ce chat au moment où l’animal, d’un air fourbe (hé, que peut-on y faire, si les chats ont cet air-là ? Il ne leur vient pas de ce qu’ils sont vicieux, mais de ce qu’ils craignent toujours qu’un être plus puissant qu’eux – chien ou homme – ne leur cause quelque dommage ou ne leur fasse quelque injure. L’un, comme l’autre, est très facile, mais il n’y a aucun honneur à cela, je l’affirme, aucun, aucun !), d’un air fourbe, donc, allait se glisser derrière une touffe de bardane.
Le citoyen se jeta sur le chat et arracha sa cravate de son cou pour l’attacher, tout en grognant d’un ton venimeux et lourd de menaces :
– Ah ! ah ! À ce que je vois, on vient nous faire une petite visite à Almavir, monsieur l’hypnotiseur ? Mais ici, on n’a pas peur de vous ! Et ne faites pas semblant d’être muet ! On sait bien à quel oiseau on a affaire !
Et le citoyen mena le chat à la milice, traînant la pauvre bête par ses pattes de devant garrottées avec une cravate verte, et la contraignant, à l’aide de légers coups de pied, à marcher sur ses pattes de derrière.
– Avez-vous fini, criait le citoyen accompagné par les sifflets d’une bande de galopins, avez-vous fini de faire l’imbécile ? Ça ne vous servira à rien ! Marchez donc comme tout le monde, s’il vous plaît !
Le chat noir ne pouvait que rouler des yeux de martyr. Privé par la nature du don de la parole, il n’avait aucun moyen de se disculper. Le pauvre animal dut son salut, en premier lieu, à la milice, et en second lieu, à sa maîtresse, une vieille veuve tout à fait respectable. Dès que le chat fut au poste, on s’aperçut que le citoyen exhalait une forte odeur d’alcool, en conséquence de quoi ses déclarations furent accueillies avec le plus grand scepticisme. Entre-temps, comme la vieille avait appris par ses voisins qu’on avait fait main basse sur son chat, elle courut à la milice, et fort heureusement, arriva à temps. Elle fournit sur son chat les références les plus flatteuses, expliqua qu’elle le connaissait depuis cinq ans, époque à laquelle il n’était qu’un petit chaton, déclara qu’elle répondait de lui comme d’elle-même, et témoigna qu’il n’avait jamais fait aucun mal et n’était jamais allé à Moscou. C’est à Almavir qu’il était né, c’est à Almavir qu’il avait grandi, et appris à attraper les souris.
Le chat fut détaché et rendu à sa maîtresse, après avoir bu, il est vrai, cette coupe amère : apprendre par expérience ce que sont l’erreur et la calomnie.
Outre les chats, un certain nombre de gens eurent à souffrir des désagréments, mais de médiocre importance. Il y eut un certain nombre d’arrestations. Entre autres, furent maintenus quelque temps en détention : à Leningrad, les citoyens Wolman et Wolper ; à Saratov, Kiev et Kharkov, trois Volodine, à Kazan, un Volokh ; et à Penza – mais là, on ne voit pas du tout pourquoi – le docteur ès sciences chimiques Vietchinkïevitch. Il est vrai que c’était un brun, de taille gigantesque, au teint fortement basané.
On s’empara également, en divers endroits, de neuf Korovine, quatre Korovkine et deux Karavaïev.
On obligea un quidam à descendre du train de Sébastopol, à la gare de Bielgorod, menottes aux poignets. Ce citoyen avait imaginé de divertir ses compagnons de voyage en leur montrant des tours de cartes.
À Iaroslav, en pleine heure du déjeuner, un citoyen entra dans un restaurant en portant sous son bras un réchaud à pétrole, qu’il venait de reprendre chez le réparateur. Dès qu’ils le virent, les deux portiers abandonnèrent leur poste au vestiaire et s’enfuirent. Derrière eux s’enfuirent tous les clients, ainsi que le personnel de service. Par la même occasion – mais on n’a jamais su comment –, toute la recette disparut de la caisse.
Il y eut encore beaucoup d’incidents de ce genre, oubliés maintenant. Et en général, une grande effervescence des esprits.
Encore et encore, rendons justice aux enquêteurs officiels ! Tout fut fait, non seulement pour arrêter les malfaiteurs, mais aussi pour tirer au clair toutes leurs machinations. Et tout fut tiré au clair, et force est de reconnaître que ces éclaircissements furent éminemment sensés et irréfutables.
Les représentants des autorités, aidés de psychiatres expérimentés, établirent que les membres de cette bande criminelle – ou peut-être l’un d’eux seulement, et les soupçons tombèrent alors de préférence sur Koroviev – étaient des hypnotiseurs d’une force peu commune, capables de se faire voir en des endroits où ils ne se trouvaient pas en réalité, et dans des positions illusoires, excentriques. De plus, ils pouvaient suggérer à volonté à ceux qui leur tombaient sous la main que telles choses ou gens se trouvaient là où elles n’étaient pas, et inversement, effacer de leur champ de vision telles choses ou gens qui, en réalité, se trouvaient dans ce champ de vision.
À la lumière de ces explications, tout devenait d’une clarté évidente, même un fait qui avait vivement ému les citoyens et qui, apparemment, était inexplicable : l’invulnérabilité du chat, criblé de balles dans l’appartement 50 lorsqu’on avait tenté de s’emparer de sa personne.
Mais, naturellement, il n’y avait jamais eu de chat sur le lustre, personne n’avait riposté à coups de browning, et on avait tiré sur une place vide, cependant que Koroviev, après avoir suggéré aux personnes présentes que le chat faisait du scandale sur le lustre, avait très bien pu se trouver derrière le dos des tireurs, ricanant et se délectant de son pouvoir de suggestion, considérable certes, mais malheureusement utilisé à des fins criminelles. Et c’est lui, bien sûr, qui avait mis le feu à l’appartement, en y répandant du pétrole.
Quant à Stepan Likhodieïev, évidemment, il ne s’était jamais envolé pour Yalta (un tour de ce genre était au-dessus des capacités même d’un Koroviev), et il n’avait jamais envoyé de télégramme de là-bas. Lorsque, épouvanté par un tour de Koroviev qui lui avait montré le chat piquant un champignon mariné du bout de sa fourchette, il était tombé en syncope dans l’appartement de la bijoutière, il y était demeuré dans cet état, jusqu’au moment où Koroviev, pour se moquer de lui, l’avait affublé d’un bonnet de feutre et envoyé à l’aérodrome de Moscou, non sans avoir suggéré préalablement aux représentants de la police criminelle qui accueillirent Stepan que celui-ci descendait de l’avion de Sébastopol.
La police criminelle de Yalta confirma, il est vrai, qu’elle avait reçu Stepan pieds nus et qu’elle avait envoyé à Moscou des télégrammes à son sujet. Mais on ne put retrouver dans les dossiers aucune copie de ces télégrammes, ce qui conduisit à la conclusion, affligeante mais inéluctable, que cette bande d’hypnotiseurs possédait le pouvoir d’hypnotiser à grande distance, et qui plus est non seulement des personnes isolées, mais des groupes entiers.
Dans ces conditions, les criminels pouvaient mener à la folie des gens doués de la plus solide constitution psychique. À quoi bon parler, ici, de broutilles telles que jeux de cartes dans la poche d’autrui au parterre, robes de dames disparues, bérets qui font « miaou », et ainsi de suite ! De facéties de ce genre sont à la portée de tout hypnotiseur professionnel de force moyenne sur n’importe quelle scène, de même que le tour pas très malin de la tête arrachée au présentateur. Le chat qui parle ? Billevesée encore ! Pour montrer aux gens un chat de cette espèce, il suffit de posséder les premiers rudiments de la ventriloquie, et personne, certainement, ne saurait mettre en doute le fait que l’art de Koroviev allait beaucoup plus loin que ces rudiments.