Au fait : que leur arriva-t-il, à tous ceux-là ? Allons donc ! Il ne leur arriva rien, voyons, et il ne pouvait rien leur arriver, puisqu’ils n’avaient jamais existé, pas plus que le sympathique animateur, ni le théâtre, ni cette vieille avare de tante qui laissait pourrir des devises dans sa cave, ni, bien entendu, les trompettes d’or et les insolents cuisiniers. Tout cela n’avait été qu’un rêve de Nicanor Ivanovitch, provoqué par l’influence de ce saligaud de Koroviev. Le seul être vivant à s’immiscer dans ce rêve fut précisément Savva Potapovitch, pour la seule raison que, grâce à ses fréquentes interventions à la radio, il resurgit à ce moment-là dans la mémoire de Nicanor Ivanovitch. Lui existait, les autres – non.
Mais peut-être Aloysius Mogarytch n’existait-il pas non plus ? – Oh ! que si ! Non seulement celui-ci existait, mais il existe toujours, et il occupe précisément le poste abandonné par Rimski, c’est-à-dire le poste de directeur financier des Variétés.
Reprenant ses esprits vingt-quatre heures environ après sa visite à Woland, dans un train, quelque part en direction de Viatka, Aloysius s’aperçut qu’en quittant Moscou, dans le sombre désordre de ses idées, il avait oublié de mettre son pantalon, mais que par contre – absolument sans savoir pourquoi – il avait volé le registre des locataires de l’entrepreneur, dont il n’avait aucun besoin. Après avoir acheté au chef de train, pour une somme colossale, un vieux pantalon taché de graisse, Aloysius descendit à Viatka et reprit le train pour Moscou. Mais hélas ! il ne retrouva pas la maison de l’entrepreneur. La vieille bâtisse et tout le saint-frusquin avaient été complètement nettoyés par le feu. Mais Aloysius était un homme doué d’un prodigieux esprit d’initiative. Quinze jours plus tard, il habitait déjà dans une belle chambre, rue Brioussov, et quelques mois après, il prenait place dans le cabinet de Rimski. Et, de même que jadis la présence de Stepan était une torture pour Rimski, de même aujourd’hui, la présence d’Aloysius est une torture pour Varienoukha. Ivan Savelïevitch ne rêve que d’une chose : que cet Aloysius soit chassé des Variétés et envoyé où on voudra, pourvu qu’on ne le voie plus. Car, ainsi que le chuchote parfois Varienoukha en très petit comité, une ordure pareille à cet Aloysius, il n’en a jamais rencontré de sa vie, et de la part de cet Aloysius, il s’attend à tout ce qu’on peut imaginer.
Il est possible, d’ailleurs, que l’administrateur fasse preuve, ici, d’une certaine partialité. Aloysius ne se distingue par aucune activité louche, ni en général par aucune activité d’aucune sorte, si l’on excepte, évidemment, le fait d’avoir nommé quelqu’un d’autre à la place du buffetier Andreï Fokitch Sokov. Lequel Andreï Fokitch est mort d’un cancer du foie à la clinique de l’arrondissement de l’Université, neuf mois après l’arrivée de Woland à Moscou…
Oui, plusieurs années passèrent, et les événements véridiquement décrits dans ce livre s’estompèrent, puis s’effacèrent des mémoires. Mais pas chez tous, pas chez tous.
Chaque année, dès qu’arrive la fête de la pleine lune de printemps, on voit apparaître vers le soir, sous les tilleuls qui ombragent l’étang du Patriarche, un homme de trente ou trente-cinq ans. Un homme aux cheveux roussâtres, aux yeux verts, modestement vêtu. C’est le professeur Ivan Nikolaïevitch Ponyriev, chargé de recherche à l’Institut d’histoire et de philosophie.
En arrivant sous les tilleuls, il s’assied toujours sur ce banc où il s’était assis jadis, quand un certain Berlioz, depuis longtemps oublié de tous, était venu voir pour la dernière fois de sa vie la lune se briser en mille morceaux. Elle est là, toute ronde, d’abord blanche quand tombe le soir, puis dorée avec une tache sombre en forme de dragon, et elle vogue au-dessus de l’ex-poète Ivan Nikolaïevitch, tout en restant suspendue à sa place, là-haut.
Ivan Nikolaïevitch est au courant de tout, il sait tout, il a tout compris. Il sait que dans sa jeunesse, il a été victime d’hypnotiseurs criminels, qu’après cela il a été soigné, puis guéri. Mais il sait aussi qu’il y a quelque chose qu’il ne parvient pas à dominer. Il ne parvient pas à dominer cette pleine lune de printemps. Dès que commence à se rapprocher, dès que commence à grandir et à se teinter d’or l’astre qui jadis était monté plus haut encore que deux gigantesques flambeaux à cinq branches, Ivan Nikolaïevitch devient nerveux, inquiet, il perd l’appétit et le sommeil, il attend que la lune s’épanouisse. Et dès que commence la pleine lune, personne ne peut retenir Ivan Nikolaïevitch à la maison. Il sort à la tombée du soir et se dirige vers l’étang du Patriarche.
Assis sur son banc, Ivan Nikolaïevitch se parle à lui-même, avec sincérité, il fume et il observe en clignant des yeux tantôt la lune, tantôt le tourniquet d’impérissable mémoire.
Ivan Nikolaïevitch passe ainsi une heure ou deux. Puis il se lève et, toujours suivant le même itinéraire, par la rue Spiridonov, les yeux vides et le regard absent, il gagne les petites rues du quartier de l’Arbat.
Il passe devant l’échoppe du marchand de pétrole, tourne là où pend un vieux bec de gaz accroché de travers, et se glisse jusqu’à une grille derrière laquelle il voit un jardin touffu mais encore dénudé et au milieu de celui-ci, éclairée par la lune du côté où avance une tourelle en encorbellement munie d’une fenêtre à trois battants, le reste étant noyé dans l’ombre – une vaste propriété de style gothique.
Le professeur ne sait pas ce qui l’attire vers cette grille, ni qui habite cette propriété, mais il sait qu’à la pleine lune, il est incapable de lutter contre lui-même. De plus, il sait que dans le jardin, derrière la grille, il assistera inévitablement au même spectacle.
Il voit d’abord, assis sur un banc, un homme corpulent et d’un certain âge, portant barbiche et lorgnon, dont les traits rappellent un peu – oh, très peu ! – la physionomie d’un pourceau. Ivan Nikolaïevitch trouve toujours cet habitant de la propriété dans la même pose rêveuse, le regard tourné vers la lune, Ivan sait que l’homme assis, après avoir admiré la lune, dirigera immanquablement son regard vers la fenêtre de la tour, qu’il fixera intensément, comme s’il attendait qu’elle s’ouvre soudain et qu’apparaisse dans l’encadrement quelque chose d’inhabituel.
Ce qui se passe ensuite, Ivan Nikolaïevitch le connaît par cœur. Il doit à ce moment se dissimuler avec plus de soin derrière la grille, car l’homme commence à tourner la tête de tous côtés d’un air très agité, ses yeux hagards essaient de voir quelque chose en l’air, puis il sourit avec extase, et tout à coup il joint les mains dans une attitude de voluptueuse tristesse ; après quoi, d’une voix assez forte, il se met simplement à grommeler :
– Vénus ! Vénus !… Quel idiot !
– Dieux, dieux ! murmure alors Ivan Nikolaïevitch en se cachant derrière la grille, mais sans quitter de ses yeux brûlants le mystérieux inconnu. Encore une victime de la lune… Oui, encore une victime, comme moi…
Mais l’homme assis poursuit son discours :
– Quel idiot je fais ! Pourquoi, pourquoi ne me suis-je pas envolé avec elle ? Que craignais-tu donc, vieil âne ? Au lieu de ça, je me fais délivrer un certificat !… Hé, patiente donc, maintenant, vieux crétin !…
Et cela continue ainsi jusqu’au moment où, du côté obscur de la propriété, on entend battre une fenêtre. On y voit paraître une vague forme blanche, tandis qu’éclate une aigre voix de femme :
– Nikolaï Ivanovitch, où êtes-vous ? En voilà des fantaisies ! Vous voulez attraper la malaria ? Rentrez boire votre thé !