Essayant de se raccrocher à quelque chose, Berlioz tomba à la renverse. Le derrière de son crâne heurta légèrement le pavé, et il eut le temps de voir, très haut au-dessus de lui – mais était-ce à sa gauche, ou à sa droite, il ne pouvait déjà plus s’en rendre compte –, la lune d’or pâle. Il eut également le temps de se tourner sur le côté, de ramener d’un mouvement convulsif ses jambes à son ventre, et, levant la tête, de voir foncer sur lui avec une force irrépressible le visage, blanc d’horreur, de la conductrice du tramway, et son brassard rouge. Berlioz ne poussa pas un cri, mais toute la rue s’emplit de hurlements de femmes.
La conductrice tira de toutes ses forces sur le frein électrique. La lourde voiture piqua du nez, puis aussitôt, bondit en avant, et des vitres volèrent en éclats avec un tintement assourdissant. À ce moment, dans le cerveau de Berlioz, une voix cria avec désespoir : « Est-ce possible ?… » Une fois encore – la dernière – la lune brilla, mais déjà éparpillée en morceaux – puis ce fut le noir.
Le tramway recouvrit Berlioz et, sur les pavés qui montaient vers la grille de l’allée, fut projeté un objet rond et de couleur sombre. L’objet heurta la grille, sauta sur le pavé puis roula jusqu’au milieu de la chaussée, où il s’arrêta.
C’était la tête coupée de Berlioz.
CHAPITRE IV. Poursuite
Les cris hystériques des femmes cessèrent, les sifflets stridents des miliciens se turent, deux ambulances emmenèrent, l’une le corps sans tête et la tête coupée à la morgue, l’autre la jolie conductrice, blessée par des éclats de vitre, à l’hôpital, des concierges en tablier blanc balayèrent les morceaux de verre et répandirent du sable sur les flaques de sang. Incapable de courir jusqu’au tourniquet, Ivan Nikolaïevitch s’était effondré sur un banc. Plusieurs fois, il avait essayé de se lever, mais ses jambes refusaient de lui obéir : Biezdomny était frappé d’une espèce de paralysie.
C’est au moment précis où il avait entendu le premier hurlement que le poète s’était précipité vers le tourniquet. La vue de la tête rebondissant sur les pavés lui avait causé un tel choc qu’il s’était écroulé sur le banc le plus proche où il s’était mordu les doigts jusqu’au sang, impuissant à comprendre comment, alors qu’une minute plus tôt il discutait avec Berlioz, cette tête, maintenant… Naturellement, l’Allemand fou lui était complètement sorti de l’esprit.
Des gens bouleversés passèrent en courant devant le poète, criant quelque chose, mais Ivan Nikolaïevitch ne comprit pas un mot de ce qu’ils disaient. Mais soudain deux femmes se heurtèrent tout près du banc où était assis le poète et l’une d’elles, une bonne femme en cheveux et au nez pointu, se mit à glapir à l’adresse de l’autre :
– … Annouchka, notre Annouchka ! De la rue Sadovaïa ! Elle a fait du beau travail… C’est elle… elle venait d’acheter de l’huile de tournesol à l’épicerie, et bing ! elle a cassé son litre sur le tourniquet ! Même que sa jupe en était toute tachée. Et elle rouspétait, oh la la !… Et l’autre, le malheureux, il a glissé là-dessus et il s’est retrouvé sur les rails…
Dans un premier temps, seul le mot « Annouchka » s’ancra dans le cerveau en débâcle d’Ivan Nikolaïevitch…
– Annouchka… Annouchka ?… balbutia le poète, en roulant des yeux effarés. Pardon, permettez…
Puis au nom d’Annouchka, s’accrochèrent les mots « huile de tournesol » et, on ne sait pourquoi, « Ponce Pilate ». Le poète envoya promener Pilate et entreprit de relier les maillons de la chaîne qui partait d’« Annouchka ». La chaîne fut vite formée, et aboutit du même coup au professeur privé de raison.
– J’ai eu tort ! Il avait bien dit, pourtant, que la réunion n’aurait pas lieu, parce qu’Annouchka avait renversé l’huile. Et, avec votre permission, elle n’aura pas lieu ! Mais ce n’est rien encore : il a dit carrément qu’une femme couperait la tête de Berlioz ! Oui, oui, oui ! Et la conductrice, c’était une femme ! Mais qu’est-ce que c’est que tout ça, hein ?
Il ne subsistait plus même l’ombre d’un doute que le mystérieux consultant connaissait d’avance, avec précision, tout le tableau de l’horrible mort de Berlioz. Deux pensées traversèrent alors l’esprit du poète. La première : « Il n’est pas fou du tout, tout ça, c’est des bêtises ! » – et la deuxième : « N’est-ce pas lui qui aurait manigancé tout cela ? »
« Mais, permettez-moi de vous le demander, comment s’y serait-il pris ? Non, il faut tirer cela au clair ! »
Au prix d’un immense effort Ivan Nikolaïevitch se leva du banc et se hâta de retourner à l’endroit où, un instant plus tôt, il parlait avec le professeur. Heureusement, celui-ci n’était pas encore parti.
Déjà les réverbères s’allumaient dans la rue Bronnaïa, et au-dessus de l’étang du Patriarche brillait une lune d’or.
À sa lumière, toujours trompeuse, il sembla à Ivan Nikolaïevitch que l’autre, là-bas, tenait non plus une canne, mais une épée.
Le grotesque chantre en retraite s’était assis à la place même qu’occupait, tout récemment encore, Ivan Nikolaïevitch. Il avait chaussé son nez d’un lorgnon absolument superflu, étant donné qu’un des verres manquait et que l’autre était fêlé, et ce citoyen à carreaux en paraissait plus répugnant encore que tout à l’heure, quand il avait mis Berlioz sur le chemin des rails.
Le cœur glacé, Ivan s’approcha du professeur. Il le dévisagea, et put ainsi se convaincre que ce visage ne portait aucun signe d’insanité.
– Allons, avouez : qui êtes-vous ? demanda Ivan d’une voix sourde.
L’étranger fronça les sourcils, regarda le poète comme s’il le voyait pour la première fois, et répondit d’un ton hostile :
– Pas comprendre… russe parler…
– Ce monsieur ne comprend pas, intervint, de son banc, le chantre importun, à qui personne ne demandait d’expliquer les paroles de l’étranger.
– Ne faites pas l’hypocrite ! dit Ivan menaçant, tout en ressentant un petit froid au creux de l’estomac. À l’instant, vous parliez parfaitement le russe. Vous n’êtes pas allemand, et vous n’êtes pas professeur ! Vous êtes… un assassin et un espion !… Vos papiers ! cria Ivan, gagné par la fureur.
La bouche, déjà naturellement tordue, de l’énigmatique professeur se déforma encore en une moue dégoûtée, et il haussa les épaules.
– Citoyen ! dit l’abject chantre, décidément résolu à fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas. Pourquoi tourmentez-vous ce touriste étranger ? Vous en serez sévèrement puni, je vous avertis !
Mais le louche professeur prit un visage hautain, tourna le dos à Ivan et s’éloigna. Ivan se sentit perdre pied. Suffoquant, il se tourna vers le chantre :
– Hé, citoyen ! Aidez-moi à arrêter un criminel ! C’est votre devoir !
Avec une extraordinaire vivacité, le chantre sauta sur ses pieds et poussa de grands cris :
– Un criminel ? Quel criminel ? Où est-il ? Un criminel étranger ? (Ses petits yeux brillèrent joyeusement.) Celui là ? Si c’est un criminel, notre premier devoir est de crier « à l’aide ! ». Sinon, il va filer. Alors, allons-y ensemble !
Et le chantre ouvrit une gueule grande comme un four.
Éperdu, Ivan obéit machinalement à ce bouffon et cria « À l’aide ! » mais l’autre le laissa crier seul.