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Mais non, non ! Ils mentent, ces mystiques séducteurs, il n’y a aucune mer des Caraïbes au monde, nuls flibustiers farouches n’y voguent, nulle corvette ne les poursuit, aucune fumée de canonnade ne s’étend sur les vagues de la mer. Il n’y a rien – il n’y a jamais rien eu ! Il y a des tilleuls souffreteux, il y a une grille de fer forgé, et, derrière, un boulevard…, voilà ce qu’il y a. Il y a de-la glace qui nage dans une coupe, et, à la table voisine, des yeux bovins injectés de sang, et c’est horrible, horrible… Ô dieux, dieux, du poison ; donnez-moi du poison !…

Et soudain, d’une table s’envola un mot : « Berlioz ! » Et le jazz tomba en loques et se tut, comme si quelqu’un l’avait abattu d’un coup de poing. « Quoi, quoi, quoi, quoi ? – Berlioz ! » – Et tous de courir çà et là, et de pousser des oh ! et des ah !…

La terrible nouvelle de la mort de Berlioz fit lever une vague de douleur. On vit quelqu’un s’agiter, s’évertuer, crier qu’il fallait absolument, tout de suite, sur place, rédiger un télégramme collectif, et l’envoyer sans perdre un instant.

Mais quel télégramme ? demanderons-nous, et l’envoyer où ? Et pourquoi l’envoyer ? Et, effectivement, à qui ? Quelle pourrait être l’utilité d’un quelconque télégramme quand on a la nuque aplatie, serrée entre les doigts caoutchoutés d’un anatomiste, et qu’un professeur vous pique une aiguille courbe dans la peau du cou ? Il est mort, et il n’a plus besoin d’aucun télégramme. Tout est terminé, inutile d’encombrer les lignes télégraphiques.

Oui, il est mort… Mais nous, nous sommes vivants !

Oui, une vague de douleur s’éleva, déferla, se maintint… puis retomba, et l’on commença à regagner sa table, et – furtivement d’abord, puis ouvertement – on but un petit coup de vodka et on mangea un morceau. Allait-on, en effet, laisser perdre des croquettes de foie de volailles ? En quoi pouvons-nous aider Mikhaïl Alexandrovitch ? En restant affamés ? Car enfin, nous, nous sommes vivants !

Naturellement, le piano fut fermé à clef, les musiciens de jazz plièrent bagage et partirent, et quelques journalistes allèrent à leur rédaction pour écrire un article nécrologique. Puis on apprit que Geldybine arrivait de la morgue. Il s’installa en haut, dans le cabinet du défunt, et bientôt, le bruit courut qu’il allait remplacer Berlioz à la tête du Massolit. Geldybine envoya chercher au restaurant les douze membres de la direction, convoqués en réunion immédiate dans le cabinet de Berlioz, où l’on se mit à discuter des questions les plus urgentes concernant la décoration funèbre de la salle des colonnes de Griboïedov, le transport du corps de la morgue dans cette salle, l’ouverture de la chapelle ardente aux visiteurs, et toutes autres questions liées à ce triste événement.

Pendant ce temps, le restaurant vivait sa vie nocturne habituelle, et il l’aurait vécue jusqu’à la fermeture, c’est-à-dire jusqu’à quatre heures du matin, s’il ne s’était produit un événement sortant absolument de l’ordinaire, qui frappa de stupeur les hôtes du restaurant bien plus que ne l’avait fait la nouvelle de la mort de Berlioz.

Les premiers à être mis en émoi furent les cochers de fiacres stationnés devant la maison de Griboïedov. L’un d’eux se dressa tout à coup sur son siège, et on l’entendit s’écrier :

« Hééé ! Regardez-moi ça ! »

Après quoi, on vit jaillir près de la grille, sans qu’on pût deviner d’où elle sortait, une petite lumière qui ne tarda pas à s’approcher de la terrasse. Aux tables, on commença à se lever pour mieux voir, et l’on découvrit ainsi qu’en même temps que la petite lumière, s’avançait vers le restaurant une sorte de spectre blanc. Quand l’apparition atteignit le treillage, tous restèrent figés, la fourchette en l’air avec un morceau de sterlet au bout, et les yeux écarquillés. Le portier, qui sortait à ce moment du vestiaire pour fumer dans le jardin, écrasa sa cigarette et se porta à la rencontre du fantôme, avec l’intention manifeste de lui interdire l’entrée du restaurant. Mais, on ne sait pourquoi, il n’en fit rien : il s’arrêta net, et se mit à sourire bêtement.

Et l’apparition, franchissant l’ouverture du treillage, entra sans encombre sous la tonnelle. Alors, tous virent qu’il ne s’agissait pas du tout d’un fantôme, mais d’Ivan Nikolaïevitch Biezdomny – le très célèbre poète.

Il était nu-pieds, vêtu d’une blouse russe d’un blanc sale et pleine de trous sur laquelle était épinglée, à hauteur de poitrine, une image représentant un saint peu connu, et d’un caleçon blanc à rayures. Ivan Nikolaïevitch tenait à la main une bougie nuptiale allumée. Sa joue droite était fraîchement écorchée. Il est difficile de se faire une idée de la profondeur du silence qui régna alors sur toute la terrasse. On pouvait remarquer un garçon immobile qui tenait son plateau de travers, de sorte qu’une chope de bière se vidait tranquillement sur le sol.

Le poète leva sa bougie au-dessus de sa tête et dit d’une voix forte :

– Bonjour à vous, amis ! (Après quoi il regarda sous la table la plus proche et s’écria avec une profonde tristesse :) Non ! Il n’est pas là !

Deux voix se firent entendre. Une basse, d’abord, qui laissa tomber durement :

– C’est clair. Delirium tremens.

La seconde, une voix de femme effrayée, prononça ces mots :

– Mais comment la milice a-t-elle pu le laisser se promener dans cette tenue ?

Ivan Nikolaïevitch, qui avait entendu, répondit :

– Deux fois, ils ont essayé de m’arrêter rue Skatiertny et ici, rue Bronnaïa. Mais j’ai sauté une palissade, et vous voyez, je me suis écorché la joue.

Là-dessus, Ivan Nikolaïevitch leva sa bougie et cria :

– Frères en littérature ! (Sa voix enrouée se raffermit et devint ardente.) Écoutez-moi tous ! Il est venu ! Si nous ne l’attrapons pas en vitesse, il sera cause de malheurs indescriptibles.

– Quoi ? Quoi ? Que dit-il ? Qui est venu ? Demanda-t-on de toutes parts.

– Le consultant, répondit Ivan, et ce consultant vient de tuer, au Patriarche, Micha Berlioz !

À ce moment, des gens sortirent en nombre des salles intérieures et une foule entoura la bougie d’Ivan.

– Pardon, pardon, soyez plus précis, prononça une voix calme et polie au-dessus de l’oreille d’Ivan Nikolaïevitch. Que voulez-vous dire, « vient de tuer » ? Qui a tué ?

– Le consultant, professeur et espion étranger, répondit Ivan en cherchant son interlocuteur des yeux.

– Et quel est son nom ? lui demanda-t-on doucement à l’oreille.

– Ah ! bien, oui, son nom ! s’écria Ivan avec désespoir. Si je le savais, son nom ! Je n’ai pas eu le temps de lire son nom, sur sa carte de visite… Je me rappelle seulement la première lettre : W, son nom commence par W. Quel nom peut-on avoir, avec W ? (se demanda Ivan à lui-même en se prenant le front dans la main, et il se mit tout à coup à marmotter :) We, We, We, Wa… Wo… Wachner ? Wagner ? Wainer ? Wegner ? Winter ?

Et l’effort d’Ivan était si intense que ses cheveux se dressaient sur sa tête.

– Wulff ? lança inopinément une femme compatissante.

Ivan rougit de colère.

– Sotte ! cria-t-il en cherchant la femme du regard. Que vient faire ici Wulff ? Wulff n’y est pour rien ! Wo, comme ça je n’y arriverai pas ! Mais voici ce qu’il faut faire, citoyens : téléphonez tout de suite à la milice, qu’ils envoient cinq motocyclistes avec des mitraillettes, pour arrêter le professeur. Et n’oubliez pas de dire qu’il y en a d’autres avec lui : une espèce de grand maigre à carreaux, avec un lorgnon cassé, et un chat, noir et gras… Pendant ce temps, je vais fouiller tout Griboïedov. Je sens qu’il est ici !