– Quel âge avez-vous ?
– Allez-vous enfin, tous autant que vous êtes, me foutre le camp au diable ? cria grossièrement Ivan, et il tourna le dos.
– Pourquoi vous fâchez-vous ? Vous ai-je dit quelque chose de désagréable ?
– J’ai vingt-trois ans, repartit Ivan, très agité. Et je vais porter plainte contre vous tous. Et contre toi particulièrement, œuf de pou ! ajouta-t-il à l’adresse de Rioukhine.
– Et de quoi voulez-vous vous plaindre ?
– De ce qu’on m’a empoigné, moi, un homme normal, pour me traîner de force dans une maison de fous ! répondit Ivan furieux.
À ce moment, Rioukhine examina Ivan avec plus d’attention, et frémit : il n’y avait décidément aucune trace de folie dans les yeux de ce dernier. De vagues qu’ils étaient à Griboïedov, ils étaient redevenus comme avant, clairs et vifs.
« Mes aïeux ! se dit Rioukhine effrayé. Pas de doute, il est normal ! Quelle histoire ! De quel droit, effectivement, l’avons-nous traîné ici ? Il est normal, normal, il a seulement la tronche… un peu égratignée… »
– Vous vous trouvez, dit le docteur d’un ton placide en s’asseyant sur un tabouret blanc aux pieds étincelants, non pas dans une maison de fous, mais dans une clinique, où il ne viendra à l’idée de personne de vous garder de force si cela n’est pas nécessaire.
Ivan Nikolaïevitch lui jeta un regard méfiant et finit tout de même par grommeler :
– Gloire à Dieu ! Voilà enfin un homme normal parmi un tas d’idiots, dont le premier n’est autre que ce niais, cette nullité de Sachka !
– Qui est donc cette nullité de Sachka ? s’enquit le médecin.
– Lui, Rioukhine, répondit Ivan, et d’un doigt sale, il désigna Rioukhine.
Celui-ci s’empourpra d’indignation. « Et voilà comment il me remercie de la sympathie que je lui ai montrée ! pensa-t-il avec amertume. C’est vraiment une canaille ! »
– Un koulak typique du point de vue psychologique, reprit Ivan Nikolaïevitch (qui s’était décidément mis en tête de démolir Rioukhine) et, qui plus est, un koulak qui se dissimule soigneusement sous un masque de prolétaire. Voyez cette physionomie contrite, et comparez-y les vers tonitruants qu’il a composés pour le 1er mai ! Hé ! hé ! hé !… Flottez drapeaux, déployez-vous ! Mais regardez un peu au-dedans de lui, pour voir ce qu’il pense réellement… Vous en resterez baba ! et Ivan Nikolaïevitch éclata d’un rire lugubre.
Le visage écarlate, Rioukhine respirait avec peine, et songeait qu’en voulant aider un individu qui se révélait, en fin de compte, un ennemi plein de haine, il avait réchauffé un serpent dans son sein. Et le pire, c’est qu’il ne pouvait rien faire : comment se quereller avec un malade mental ?
– Et pourquoi, en somme, vous a-t-on amené chez nous ? demanda le médecin, qui avait écouté avec attention les accusations de Biezdomny.
– Des cornichons malfaisants, que le diable les emporte ! Ils se sont jetés sur moi, m’ont attaché avec je ne sais quels torchons et m’ont traîné dans une camionnette !
– Permettez-moi de vous demander pourquoi vous êtes allé au restaurant dans cette tenue.
– Il n’y a absolument rien d’étonnant à ça, répondit Ivan. Je suis allé me baigner dans la Moskova, et, pendant ce temps on m’a fauché mes vêtements, et on m’a laissé cette saloperie ! Je ne pouvais tout de même pas me promener tout nu dans Moscou ! Je me suis rhabillé avec ce que j’avais sous la main, parce qu’il fallait que je me dépêche d’aller au restaurant de Griboïedov.
Le médecin lança un regard interrogateur à Rioukhine, qui grommela d’un air sombre :
– C’est le nom du restaurant.
– Ah ! ah ! dit le docteur. Et pourquoi étiez-vous si pressé ? Un rendez-vous d’affaires ?
– Pour rattraper le consultant, répondit Ivan Nikolaïevitch en jetant autour de lui des regards anxieux.
– Quel consultant ?
– Vous connaissez Berlioz ? demanda Ivan d’un air significatif.
– Le… compositeur ?
Ivan perdit le fil de ses idées.
– Quoi ? quel compositeur ? Ah ! oui… Mais non ! Le compositeur est simplement un homonyme de Micha Berlioz.
Rioukhine ne voulait pas intervenir, mais l’explication s’imposait :
– Berlioz, le secrétaire du Massolit, a été écrasé ce soir par un tramway, près de l’étang du Patriarche.
– N’invente pas des choses que tu ne connais pas ! cria Ivan avec colère en se tournant vers Rioukhine. C’est moi qui étais là-bas, pas toi ! Et c’est exprès qu’il l’a fait tomber sous le tramway !
– Il l’a poussé ?
– Qui vous parle de « pousser » ? s’écria Ivan, irrité par cette sottise générale. Est-ce que vous vous figurez qu’il a besoin de pousser, lui ? Si vous saviez ce qu’il est capable de faire… Il savait d’avance que Berlioz tomberait sous le tramway !
– À part vous, quelqu’un d’autre a-t-il vu ce consultant ?
– C’est là le malheur : moi et Berlioz, seulement.
– Bien. Et quelles mesures avez-vous prises pour arrêter cet assassin ?
En disant ces mots, le docteur se retourna et jeta un coup d’œil à une femme en blouse blanche, assise à une table dans un coin de la pièce. Celle-ci prit un formulaire qu’elle commença à remplir.
– Quelles mesures ? Eh bien, voilà : dans la cuisine, j’ai pris une bougie…
– Celle-ci ? demanda le docteur en montrant la bougie cassée, qu’on avait posée sur la table, avec l’icône, devant la femme en blanc.
– Celle-ci, oui. Ensuite…
– Et l’icône, c’était pour quoi faire ?
– Euh, oui, l’icône… (Ivan rougit.) C’est l’icône qui leur a fait peur. (Il montra à nouveau Rioukhine du doigt.) Mais le fait est que pour le consultant… à franchement parler… il a des accointances avec les forces du mal… bref, on ne peut pas le prendre comme ça.
À ces mots, on ne sait pourquoi, les infirmiers se redressèrent, comme au garde-à-vous, et ne quittèrent pas Ivan des yeux.
– Des accointances, certainement ! continua celui-ci. C’est un fait irrévocable. Il a parlé personnellement avec Ponce Pilate. Inutile de me regarder comme ça, je dis la vérité ! Il a tout vu, la terrasse du palais, les palmiers… Bref, il était chez Ponce Pilate, je peux le jurer.
– Tiens, tiens…
– Alors voilà : j’ai épinglé l’icône sur ma poitrine et j’ai couru…
À ce moment, une horloge sonna deux coups.
– Hé là ! s’écria Ivan en sautant sur ses pieds. Deux heures, et je suis là à perdre mon temps avec vous ! Excusez-moi, où est le téléphone ?
– Montrez-lui le téléphone, ordonna le médecin aux infirmiers.
Ivan saisit le récepteur. Pendant ce temps, la femme en blanc demanda à mi-voix à Rioukhine :
– Il est marié ?
Rioukhine sursauta, et répondit :
– Célibataire.
– Syndiqué ?
– Oui.
– La milice ? cria Ivan dans l’appareil. Allô ! La milice ? Camarade milicien, donnez immédiatement l’ordre d’envoyer cinq motocyclistes, avec des mitraillettes, pour arrêter un consultant étranger. Quoi ? Venez me chercher, je vous accompagnerai… Ici le poète Biezdomny, qui vous parle de la maison de fous de… Quelle est votre adresse ? (chuchota-t-il en se tournant vers le docteur et en couvrant l’appareil de sa main. Puis il reprit le téléphone et cria :) Vous m’entendez ? Allô !… Allô !… Ah ! cochonnerie ! (vociféra Ivan, et il lança le combiné contre le mur. Puis il marcha vers le docteur, lui tendit la main, dit sèchement :) Au revoir, et fit un pas vers la sortie.