Rioukhine, les bras chargés de serviettes, fut accueilli avec affabilité par Archibald Archibaldovitch, et débarrassé aussitôt des maudits torchons. N’eussent été les tourments qu’il avait soufferts à la clinique et dans le camion, Rioukhine aurait sans doute éprouvé du plaisir à raconter tout ce qui s’était passé à la maison de santé, en colorant ce récit de quelques détails de son cru. Mais pour l’instant il n’en avait nulle envie. De plus – et si peu observateur qu’il fût d’ordinaire – Rioukhine, après son supplice dans la camionnette, sut fouiller du regard, pour la première fois, le pirate, et comprendre que celui-ci, bien qu’il s’apprêtât à poser mille questions sur Biezdomny et même à s’écrier « Aïe, aïe, aïe ! », au fond, se fichait éperdument du sort de Biezdomny et n’éprouvait à son égard aucune compassion. « Et bravo ! Et il a raison ! » pensa Rioukhine avec une méchanceté cynique et autodestructrice, et, interrompant son histoire de schizophrénie, il demanda :
– Archibald Archibaldovitch, un peu de vodka me…
Le pirate prit un air de sympathie et murmura :
– Mais naturellement… tout de suite…, et il fit signe à un garçon.
Un quart d’heure plus tard, Rioukhine, complètement seul et replié sur lui-même devant un plat de poisson, buvait petit verre sur petit verre en confessant qu’il ne pouvait plus rien changer à sa vie, et qu’il ne lui restait qu’à oublier.
Le poète avait dépensé sa nuit en pure perte, pendant que d’autres festoyaient, et il comprenait qu’il lui était impossible de la recommencer. Il suffisait, au lieu de regarder la lampe, de lever les yeux vers le ciel pour se rendre compte que la nuit était partie sans retour. Les garçons se hâtaient de débarrasser les tables et d’ôter les nappes. Les chats qui furetaient aux alentours de la tonnelle avaient un air matinal. Irrésistiblement, le jour investissait le poète.
CHAPITRE VII. Un mauvais appartement
Si, le matin du lendemain, on avait dit à Stepan Likhodieïev : Stepan, tu seras fusillé si tu ne te lèves pas à l’instant même !
Stepan aurait répondu, d’une voix languissante et à peine perceptible :
– Fusillez-moi, faites de moi ce que vous voudrez, mais je ne me lèverai pas.
Se lever ? Il avait l’impression qu’il ne pouvait même pas ouvrir les yeux, parce que, si jamais il s’en avisait, un éclair allait fulgurer et faire voler sa tête en éclats. Dans cette tête carillonnait une lourde cloche, entre les globes des yeux et les paupières closes flottaient des taches brunes frangées d’un vert éblouissant, et, pour comble, Stepan sentait monter en lui une nausée, et cette nausée lui semblait avoir un rapport étroit avec les sons obsédants d’un phonographe.
Il essaya de rassembler ses souvenirs, mais il se rappela seulement qu’hier soir sans doute – et où ? il n’en savait rien – il se tenait debout, une serviette de table à la main, et tentait d’embrasser une dame, en lui promettant que demain, à midi précis, il viendrait chez elle. La dame refusait en disant :
– Non, non, demain je ne serai pas chez moi !
Mais Stepan insistait opiniâtrement :
– Inutile, je vous assure que je viendrai !
Mais qui était cette dame, et quelle heure il était, et quel jour était-on, et quel mois – Stepan l’ignorait absolument, et, qui pis est, il ne parvenait pas à savoir où il se trouvait. Il voulut tirer au clair, tout au moins, cette dernière question, et pour ce faire il décolla, non sans peine, sa paupière gauche. Dans la pénombre, quelque chose lui envoya un reflet blafard. Stepan, à la longue, reconnut le trumeau, et comprit qu’il était étalé de tout son long sur son propre lit, c’est-à-dire sur l’ancien lit de la bijoutière, dans la chambre à coucher. À ce moment, il ressentit un choc si douloureux dans sa tête qu’il ferma les veux et poussa un gémissement.
Expliquons-nous : ce matin-là, Stepan Likhodieïev, directeur du théâtre des Variétés, se réveilla chez lui, dans l’appartement qu’il partageait par moitié avec le défunt Berlioz, dans une grande maison de six étages dont la façade donnait sur la rue Sadovaïa.
Il faut dire que cet appartement – le n°50 – jouissait, depuis longtemps déjà, d’une réputation, sinon déplorable, pour le moins étrange. Deux ans auparavant, il avait encore pour propriétaire la veuve d’un bijoutier nommé de Fougères. Anna Frantzevna de Fougères, une dame de cinquante ans fort respectable et douée d’un grand sens pratique, avait concédé à des locataires trois des cinq pièces principales de l’appartement : l’un d’eux se nommait, je crois, Bielomout, quant à l’autre, son nom s’est perdu.
Et voilà que, deux ans auparavant, commencèrent à se produire des faits inexplicables : des gens disparaissaient de cet appartement sans laisser de traces.
Une fois – c’était un jour férié – un milicien se présenta à l’appartement, fit appeler dans le vestibule le deuxième locataire (celui dont le nom s’est perdu), et lui dit qu’on le priait de passer au commissariat, juste pour une minute, afin de signer quelque papier. Le locataire ordonna à Anfissa, l’ancienne et fidèle servante d’Anna Frantzevna, de répondre, au cas où on lui téléphonerait, qu’il serait de retour dans dix minutes, et il sortit avec le correct milicien en gants blancs. Mais il ne revint pas au bout de dix minutes. En fait, il ne revint jamais. Et le plus curieux, c’est que le milicien avait manifestement disparu avec lui.
La dévote – ou, pour parler plus franchement –, la superstitieuse Anfissa déclara sans ambages à Anna Frantzevna, fort affectée par l’événement, qu’il s’agissait là de sorcellerie, et qu’elle savait parfaitement qui avait enlevé le locataire et le milicien, mais que, comme la nuit tombait, elle n’avait pas envie de le dire.
Or, il suffit, comme on le sait, que la sorcellerie commence pour que plus rien ne l’arrête. Le second locataire disparut, si l’on s’en souvient bien, un lundi ; le mercredi suivant, Bielomout fut comme englouti par la terre, dans des circonstances différentes, il est vrai. Le matin, comme d’habitude, une voiture passa le prendre pour l’emmener à son bureau. Elle l’emmena donc, mais elle ne ramena personne. Elle-même, d’ailleurs, ne revint pas.
La consternation et la peine qu’en éprouva Mme Bielomout sont rebelles à la description. Mais hélas l’une et l’autre ne durèrent point. Le soir même, en rentrant avec Anfissa de sa maison de campagne où elle était partie, on ne sait pour quelles raisons, en toute hâte, Anna Frantzevna ne trouva plus la citoyenne Bielomout à l’appartement. Bien plus : sur les portes des deux pièces occupées par les époux Bielomout étaient apposés les scellés.
Deux jours passèrent, cahin-caha. Le troisième jour, Anna Frantzevna, qui pendant tout ce temps avait souffert d’insomnie, se rendit une fois de plus en hâte à sa maison de campagne… Est-il nécessaire de dire qu’elle ne revint pas ?
Demeurée seule, Anfissa pleura tout son soûl, puis s’alla coucher, vers les deux heures du matin. On ignore ce qu’il advint d’elle ensuite, mais les voisins racontèrent qu’ils avaient entendu des bruits dans l’appartement 50 toute la nuit, et que les fenêtres étaient restées éclairées jusqu’au matin. C’est alors qu’on s’aperçut qu’Anfissa n’était plus là.
Dans la maison, toutes sortes de légendes coururent longtemps sur ces disparitions et sur l’appartement maudit. On raconta, par exemple, que cette maigre et dévote Anfissa, paraît-il, portait sur son sein décharné, dans un petit sac de peau de chamois, vingt-cinq gros diamants appartenant à Anna Frantzevna. Que, paraît-il, dans le cellier à bois de cette maison de campagne où Anna Frantzevna se rendait si hâtivement, on avait découvert comme par hasard un fabuleux trésor, constitué précisément de diamants, ainsi que de pièces d’or à l’effigie du tsar… Et cætera et ainsi de suite… Mais nous ne répondons pas de ce que nous ignorons.