Quoi qu’il en soit, l’appartement ne demeura vide et scellé qu’une semaine ; après quoi vinrent y emménager feu Berlioz avec son épouse, et ce même Stepan, également avec son épouse. Et, tout à fait naturellement, à peine furent-ils installés dans l’appartement maléfique qu’il leur arriva le diable sait quoi. Plus précisément, en l’espace d’un mois, les deux épouses disparurent. Mais ce ne fut pas, cette fois, sans laisser de traces. En ce qui concerne la femme de Berlioz, on racontait qu’elle avait été vue à Kharkov en compagnie d’un maître de ballet. Quant à celle de Stepan, elle avait été retrouvée, soi-disant, dans un hospice charitable, où – ajoutaient les mauvaises langues – le directeur des Variétés lui-même, grâce à ses innombrables relations, s’était débrouillé pour lui trouver une chambre, mais à la seule condition qu’il ne fût plus question d’elle rue Sadovaïa…
Ainsi donc, Stepan poussa un gémissement. Il voulut appeler Grounia, la bonne, pour lui réclamer un cachet de pyramidon, mais il fut assez lucide pour se rendre compte que c’était idiot, que Grounia n’avait évidemment pas de pyramidon sur elle. Il essaya alors d’appeler Berlioz à l’aide, et par deux fois il cria d’une voix geignarde « Micha… Micha… », mais, comme vous le pensez bien, il ne reçut aucune réponse. Dans l’appartement régnait le plus complet silence.
Ayant remué les doigts de pieds, Stepan en déduisit qu’il était en chaussettes. Il tendit alors une main tremblante vers sa cuisse, afin de déterminer s’il avait gardé, ou non, son pantalon, mais il ne put parvenir à aucune conclusion précise. Constatant enfin qu’il était seul et abandonné, que personne ne viendrait à son secours, il résolut de se lever, quels que fussent les efforts inhumains que cela lui coûterait.
Stepan ouvrit ses paupières collées et vit dans le trumeau le reflet d’un homme aux cheveux hérissés en tous sens, au visage bouffi couvert de poils raides et noirs, aux yeux boursouflés, vêtu d’une chemise sale avec faux col et cravate, en caleçon et chaussettes.
Ainsi se vit-il dans le trumeau, et à côté de la glace, il découvrit la présence d’un inconnu vêtu de noir et coiffé d’un béret noir.
À cette vue Stepan s’assit sur le lit et écarquilla autant que faire se pouvait ses yeux injectés de sang. C’est l’inconnu qui rompit le premier le silence, en prononçant, d’une lourde voix de basse et avec un accent étranger, ces mots :
– Bonjour, très sympathique Stepan Bogdanovitch !
Il y eut une pause puis Stepan réussit à articuler, au prix d’un terrible effort :
– Que voulez-vous ? et il fut ébahi de ne pas reconnaître sa propre voix.
Il avait prononcé le mot « que » d’une voix de soprano, « voulez » d’une voix de basse, et quant au mot « vous », il refusa simplement de sortir.
L’inconnu eut un petit sourire bienveillant et tira de son gousset une grosse montre en or sur le couvercle de laquelle était serti un triangle de diamant. Il la laissa sonner onze coups et dit :
– Onze heures. Et une heure, exactement, que j’attends votre réveil, puisque vous m’avez recommandé d’être chez vous à dix heures. Me voici !
Stepan chercha à tâtons son pantalon qu’il avait jeté sur une chaise voisine, le trouva, murmura : « Excusez-moi » l’enfila, puis demanda d’une voix rauque :
– Quel est, s’il vous plaît, votre nom ?
Parler lui était pénible. À chaque mot qu’il disait, quelqu’un lui enfonçait dans le cerveau une aiguille qui lui causait une douleur infernale.
– Comment ! Vous avez aussi oublié mon nom ? dit l’inconnu en souriant.
– Je vous demande pardon…, graillonna Stepan, en sentant que sa gueule de bois le gratifiait d’un nouveau symptôme : il avait l’impression que le plancher, autour du lit, s’en allait on ne sait où, et que lui-même allait être précipité la tête la première au fond des enfers, chez le diable et son train.
– Cher Stepan Bogdanovitch, dit le visiteur avec un sourire perspicace, le pyramidon ne vous sera d’aucun secours. Suivez le vieux et sage précepte : guérir le mal par le mal. La seule chose qui puisse vous ramener à la vie, c’est deux petits verres de vodka, avec quelques hors-d’œuvre épicés, froids et chauds.
Stepan était un homme astucieux et, quoique malade, il se rendait bien compte que, puisqu’on l’avait trouvé dans cet état, mieux valait tout avouer.
– À franchement parler, commença-t-il d’une langue légèrement embarrassée, hier j’ai un peu…
– Pas un mot de plus ! dit le visiteur, et il fit pivoter son fauteuil, découvrant une petite table sur laquelle Stepan, les yeux ronds, aperçut un plateau où des tranches de pain blanc voisinaient avec une coupelle de caviar pressé et une petite assiette contenant des bolets marinés ; il y avait encore une cassolette odorante et enfin de la vodka, dans un volumineux carafon qui avait appartenu à la bijoutière. Mais ce qui étonna surtout Stepan, c’est que la vodka devait être glacée, car la carafe était couverte de buée. Au reste, il n’y avait là rien d’incompréhensible car il reposait sur un rince-doigts rempli de glace. Bref, le service était soigné et fort convenable.
Pour éviter que l’étonnement de Stepan ne prît une dimension pathologique, l’inconnu lui versa prestement un demi-verre de vodka.
– Et vous ? dit Stepan d’une voix aiguë.
– Avec plaisir !
D’une main tremblante, Stepan porta son verre à sa bouche, tandis que l’inconnu vidait le sien d’un trait. Après avoir mastiqué un peu de caviar, Stepan accoucha de ces mots :
– Et vous, que… mangez pas ?
– Mille grâces, je ne mange jamais, répondit l’inconnu, et il versa à chacun un second verre.
La cassolette, une fois ouverte, révéla des saucisses chaudes à la sauce tomate.
Et voici que, devant les yeux de Stepan, ces maudites taches vertes s’effacèrent, il se sentit capable de prononcer les mots sans peine, et surtout, des souvenirs lui revinrent. Il se rappela que la veille au soir il se trouvait à Skhodno, dans la villa de l’auteur de sketches Khoustov et que ce même Khoustov l’y avait emmené en taxi. Il se rappelait même qu’ils avaient pris ce taxi près du Métropole, et qu’il y avait encore avec eux un acteur, pas un acteur, non… enfin, avec un phonographe dans une mallette. Oui, oui, oui, c’était à la villa ! Même que ce phonographe, il s’en souvenait, faisait hurler les chiens. Seule cette dame, que Stepan voulait embrasser, demeurait un mystère… le diable sait qui cela pouvait être… elle travaillait à la radio, semble-t-il, ou peut-être pas…
Ainsi, la lumière se faisait un peu sur la journée de la veille. Mais Stepan, à présent, s’intéressait beaucoup plus à la journée d’aujourd’hui, et en particulier à l’apparition dans sa chambre de cet inconnu, accompagné, qui plus est, de hors-d’œuvre et de vodka. Et cela, il eût été bon de l’expliquer !
– Eh bien, j’espère que maintenant, vous vous rappelez mon nom ?
Mais Stepan ne put que faire un geste d’impuissance tout en souriant d’un air confus.
– Sapristi ! Et je sens qu’après la vodka, hier, vous avez bu du porto. Voyons, voyons, peut-on faire une chose pareille ?
– Je voudrais vous demander… que tout cela reste entre nous, n’est-ce pas ? dit Stepan d’un ton obséquieux.
– Mais naturellement, naturellement ? Par contre, cela va de soi, je ne puis répondre de Khoustov.