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Le cœur de Stepan cessa de battre un instant, et il tituba comme assommé.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? pensa-t-il. Est-ce que je deviens fou ? D’où sortent ces reflets ? » Il parcourut le vestibule des yeux et cria, effrayé :

– Grounia ! Qu’est-ce que c’est que ce chat qui se balade chez nous ? D’où sort-il ? Et cet autre ?

– Ne vous inquiétez pas, Stepan Bogdanovitch, répondit une voix, qui n’était pas celle de Grounia, mais celle du visiteur depuis la chambre à coucher. Ce chat est à moi. Ne vous énervez pas. Quant à Grounia, elle n’est pas là, je l’ai envoyée à Voronej. Elle se plaignait que vous ne lui donniez jamais de congé.

Ces mots étaient si inattendus et si absurdes que Stepan décida qu’il avait mal compris. Effaré, il retourna au galop dans la chambre… et resta cloué sur le seuil. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête et une fine rosée de sueur couvrit son front.

Le visiteur n’était plus seul dans la chambre. Le second fauteuil était occupé par l’étrange individu qui, tout à l’heure, s’était reflété dans la glace du vestibule. Maintenant on le voyait parfaitement, avec ses petites moustaches de duvet, un verre de son lorgnon qui brillait, et l’autre verre absent. Mais il y avait pis encore, dans cette chambre : sur un pouf de la bijoutière, un troisième personnage se prélassait dans une pose désinvolte. C’était le chat noir aux dimensions effrayantes, un petit verre de vodka dans une patte, et une fourchette, au bout de laquelle il avait piqué un champignon mariné, dans l’autre.

La chambre, déjà faiblement éclairée, s’obscurcit tout à fait aux yeux de Stepan. « Voilà donc, pensa-t-il, comment on devient fou… » et il se cramponna au chambranle de la porte.

– À ce que je vois, vous êtes un peu étonné, très cher Stepan Bogdanovitch ? s’enquit Woland auprès de Stepan qui claquait des dents. Il n’y a pourtant aucune raison de s’étonner. Voici ma suite.

À ces mots, le chat but sa vodka, tandis que la main de Stepan glissait le long du chambranle et retombait.

– Et cette suite a besoin de place, continua Woland, de sorte que l’un de nous est de trop dans cet appartement. Et celui qui est de trop ici, me semble-t-il, c’est vous.

– C’est lui, c’est lui ! entonna d’une voix chevrotante le long personnage à carreaux, en parlant de Stepan à la troisième personne. En général, depuis un certain temps, il se conduit comme un cochon, que c’en est effrayant. Il se soûle, profite de sa situation pour avoir des liaisons féminines, n’en fiche pas une rame, et, d’ailleurs, ne peut rien faire, parce qu’il n’entend absolument rien à la tâche qui lui est confiée. Il jette de la poudre aux yeux de ses supérieurs !

– Il utilise les voitures de l’État pour son compte, et à tout bout de champ ! cafarda le vilain chat, en bouffant son champignon.

C’est alors que l’appartement fut le théâtre d’un quatrième et dernier événement, et, cette fois, Stepan glissa à terre et ne put que griffer, d’une main impuissante, le chambranle de la porte.

Un individu émergea directement du trumeau. Il était de petite taille mais ses épaules étaient extraordinairement larges. Il portait un chapeau melon, et une canine saillait de sa bouche, rendant hideuse sa physionomie, par elle-même singulièrement abjecte. Pour comble, ses cheveux étaient d’un roux flamboyant.

– D’une manière générale, dit le nouveau venu en se mêlant incontinent à la conversation, je ne comprends pas comment il a pu devenir directeur. (La voix du rouquin était excessivement nasillarde.) Il est directeur comme moi je suis évêque.

– Tu ne ressembles pas à un évêque, Azarello, fit remarquer le chat en attirant à soi la casserole de saucisses.

– C’est bien ce que je dis, nasilla le rouquin. (Puis, se tournant vers Woland, il ajouta avec respect :) Puis-je, messire, l’expédier aux cinq cents diables ?

– Ouste ! cracha le chat en hérissant ses poils.

La chambre se mit alors à tourner autour de Stepan. Sa tête heurta le chambranle et, perdant conscience, il pensa « Je meurs… »

Mais il ne mourut point. Entrouvrant les yeux, il vit qu’il était assis sur de la pierre. En outre, il était environné d’un bruit continu. Lorsqu’il eut ouvert les yeux convenablement, il s’aperçut que ce bruit était celui de la mer. Bien plus, la crête des vagues atteignait ses pieds. Bref, il était assis à l’extrémité d’un môle ; le ciel, au-dessus de lui, était d’un bleu lumineux, et derrière lui, une ville blanche s’étendait à flanc de montagne.

Ne sachant comment on se comporte ordinairement en pareil cas, Stepan se mit debout sur ses jambes vacillantes et suivit la jetée en direction du rivage.

Un homme se tenait debout sur le môle. Il fumait et crachait dans la mer. Il regarda Stepan d’un œil féroce, et cessa de cracher.

Stepan ne trouva alors rien de mieux que de s’agenouiller devant le fumeur inconnu et de proférer :

– Dites-moi, je vous en supplie, quelle est cette ville ?

– Fichtre ! dit l’insensible fumeur.

– Je ne suis pas soûl ! protesta Stepan d’une voix rauque. Il m’est arrivé quelque chose… je suis malade… Où suis-je ? Quelle est cette ville ?

– Ben, c’est Yalta…

Stepan poussa un faible soupir et s’écroula sur le flanc, heurtant de la tête les pierres de la jetée chauffée par le soleil. Et il perdit conscience.

CHAPITRE VIII. Duel d’un professeur et d’un poète

Au moment précis où, à Yalta, Stepan perdait conscience – c’est-à-dire vers onze heures et demie du matin –, la conscience revenait à Ivan Nikolaïevitch Biezdomny qui s’éveillait d’un long et profond sommeil. Il passa un moment à essayer de comprendre comment et pourquoi il se trouvait dans cette chambre inconnue aux murs blancs, avec cette étonnante table de nuit en métal brillant et ce store blanc derrière lequel on devinait la lumière du soleil.

Ivan secoua la tête, s’assura ainsi qu’elle ne lui faisait pas mal, et se rappela tout d’un coup qu’il était dans une clinique. Cette pensée ressuscita le souvenir de la mort de Berlioz, mais sans bouleverser Ivan outre mesure. Maintenant qu’il avait dormi, Ivan Nikolaïevitch était plus calme et pouvait réfléchir avec plus de lucidité. Après être resté quelque temps immobile sur ce lit élastique, doux et confortable et d’une propreté parfaite, Ivan aperçut, à côté de lui, un bouton de sonnette. Suivant l’habitude commune de toucher les objets sans nécessité, Ivan appuya le doigt dessus. Il s’attendait à quelque sonnerie, ou à la venue de quelqu’un, comme d’ordinaire lorsqu’on presse un bouton, mais ce qui se produisit fut tout autre.

Au pied du lit d’Ivan s’alluma un cylindre de verre dépoli où était inscrit le mot : « Boire ». Le cylindre demeura immobile un instant, puis se mit à tourner, jusqu’à ce que s’allume le mot : « Infirmière ». Cet ingénieux cylindre, cela va de soi, étonna vivement Ivan Nikolaïevitch. Le mot « Infirmière » fut ensuite remplacé par l’inscription : « Appelez le docteur ».

– Hum…, fit Ivan, ne sachant que faire avec ce cylindre.

Mais le hasard le servit. Au mot « Assistance », il pressa le bouton une seconde fois. En réponse, le cylindre émit un léger bourdonnement, s’arrêta, s’éteignit, et une grosse femme sympathique, vêtue d’une blouse blanche immaculée, entra dans la chambre et dit à Ivan :

– Bonjour !

Vu les circonstances, Ivan jugea ces salutations déplacées, et ne répondit pas. Car enfin, on bouclait dans une maison de santé un homme parfaitement sain d’esprit, et, en plus, on faisait semblant de trouver cela normal !