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Pendant ce temps, la femme, sans rien perdre de son air placide, releva le store, simplement en appuyant sur un bouton. Aussitôt le soleil entra à flots dans la chambre, à travers un grillage à large mailles qui descendait jusqu’au sol. Derrière le grillage on découvrait un balcon, au-delà duquel serpentait une rivière dont l’autre rive était occupée par un charmant bois de pins.

– Veuillez prendre votre bain, dit la femme, et sous ses doigts une cloison s’ouvrit toute seule, donnant accès à un cabinet de toilette-salle de bains remarquablement aménagé.

Ivan était bien résolu à ne pas engager la conversation avec cette femme, mais en voyant le puissant jet d’eau déversé dans la baignoire par un robinet étincelant, il ne put s’empêcher de dire ironiquement :

– Hé, dites donc ! C’est comme au Métropole !

Oh ! non, répondit la femme avec orgueil, c’est bien mieux. Vous ne trouverez nulle part de pareille installation, même à l’étranger. Des savants et des médecins viennent spécialement ici pour visiter notre clinique. Chaque jour, nous recevons des touristes étrangers.

Au mot « touristes », Ivan se rappela son consultant de la veille. Il s’assombrit, regarda la femme de travers et dit :

– Des touristes… Vous êtes tous à genoux devant les touristes ! N’empêche, en attendant, qu’il y a touristes et touristes. Celui que j’ai rencontré hier, par exemple, il n’était pas piqué des vers !

Ivan allait se mettre à parler de Ponce Pilate, mais il se retint à temps, en se disant avec juste raison que son histoire était sans intérêt pour cette femme, qui de toute manière ne pouvait pas l’aider.

Lorsque Ivan Nikolaïevitch fut propre, on lui fournit exactement tout ce dont peut avoir besoin un homme qui sort du bain : une chemise bien repassée, un caleçon, des chaussettes. Et ce ne fut pas tout : ouvrant une petite armoire, la femme lui en montra l’intérieur et dit :

– Que désirez-vous : une robe de chambre, ou un pyjama ?

Ainsi enchaîné d’autorité à son nouveau logis, Ivan faillit lever les bras au ciel devant le sans-gêne de la femme, mais il se contenta de mettre le doigt, sans rien dire, sur un pyjama de finette ponceau.

Ensuite, Ivan Nikolaïevitch fut conduit, par un corridor désert et silencieux, jusqu’à un cabinet de dimensions colossales. Déterminé à considérer tout ce qu’il voyait, dans cet établissement merveilleusement équipé, avec ironie, Ivan baptisa aussitôt ce cabinet « l’usine-cuisine ».

Il y avait de quoi. On y voyait des armoires vitrées de toutes dimensions, remplies d’instruments nickelés qui étincelaient, des fauteuils extraordinairement compliqués, des lampes ventrues munies d’abat-jour resplendissants, une quantité considérable de flacons et de fioles, et des becs Bunsen, et des fils électriques, et des appareils totalement inconnus.

Dès son entrée dans le cabinet, Ivan fut pris en main par trois personnages : deux femmes et un homme, tous trois vêtus de blanc. On l’emmena tout d’abord dans un coin, devant une petite table, avec l’intention évidente de lui poser des questions.

Ivan réfléchit alors à la situation. Trois voies s’ouvraient devant lui. La première était extrêmement tentante : se précipiter sur ces lampes et tout ce fourbi aux formes alambiquées, les fracasser en mille morceaux et envoyer le tout au diable et à son train, pour protester ainsi contre une détention arbitraire. Mais l’Ivan de ce matin-là différait sensiblement de l’Ivan de la veille, et cette première voie lui apparut bien vite sujette à caution. Il risquait ainsi d’ancrer en eux l’idée qu’il était un fou furieux. Ivan abandonna donc cette première voie. Il y en avait une deuxième : se mettre immédiatement à raconter l’histoire du consultant et de Ponce Pilate. Cependant, l’expérience de la veille tendait à montrer que ce récit ne serait pas cru, ou tout au moins serait compris, en quelque sorte, de travers. Ivan rejeta donc également cette deuxième voie et choisit la troisième : s’enfermer dans un silence méprisant.

Il ne put, cependant, réaliser complètement ce projet, et bon gré mal gré, il lui fallut bien répondre – quoique parcimonieusement et d’un ton maussade – à toute une série de questions. On lui demanda absolument tout sur sa vie passée, jusques et y compris quand et comment il avait attrapé, quinze ans auparavant, la scarlatine. Ayant ainsi rempli une page entière sur le compte d’Ivan, la femme en blanc la tourna et passa à l’interrogatoire sur les parents et la famille du poète. Ce fut alors une véritable litanie : qui était décédé, quand et de quoi, était-ce de la boisson, avait-il des maladies vénériennes, et ainsi de suite. Pour conclure, on demanda un récit des événements qui s’étaient produits la veille au Patriarche, mais sans insister outre mesure, et les nouvelles de Ponce Pilate furent accueillies sans étonnement.

La femme céda alors Ivan à l’homme en blanc, qui le traita d’une tout autre manière : il ne lui posa aucune question. Il lui prit sa température, mesura son pouls, le regarda dans les yeux en éclairant ceux-ci à l’aide d’une petite lampe. Puis l’autre femme vint aider l’homme : ils le piquèrent dans le dos avec on ne sait quoi, mais sans lui faire mal, lui dessinèrent, avec le manche d’un petit marteau, des signes mystérieux sur la poitrine, lui frappèrent les genoux d’un léger coup de marteau, ce qui lui fit sauter les jambes en l’air, lui piquèrent le doigt et lui prirent quelques gouttes de sang, lui firent une autre piqûre à la saignée du coude, lui passèrent au bras une sorte de bracelet de caoutchouc…

Ivan se contentait de sourire avec amertume, en pensant combien tout cela était bizarre et bête ! Qu’on y songe, seulement ! Il voulait les prévenir du danger qu’ils couraient tous du fait d’un consultant inconnu, il avait fait ce qu’il pouvait pour s’en emparer, et tout ce qu’il avait obtenu comme résultat, c’était de se retrouver dans un mystérieux cabinet, pour raconter un tas de billevesées sur son tonton Théodore qui habitait Vologda et buvait comme un trou. Bêtise intolérable !

Enfin, on le laissa tranquille. Il fut réexpédié dans sa chambre, où on lui donna une tasse de café, deux œufs à la coque et du pain blanc avec du beurre. Après avoir tout mangé et bu, Ivan décida d’attendre la venue d’un chef de cet établissement, et d’obtenir de celui-ci qu’il fasse preuve à son égard d’attention et de justice.

Il n’eut guère à attendre. Quelques instants seulement après son petit déjeuner, la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement, pour livrer passage à toute une foule en blouses blanches. En tête marchait d’un pas étudié un homme de quarante-cinq ans environ, rasé comme un acteur, avec un regard avenant, quoique extrêmement perçant, et des manières courtoises. Sa suite lui prodiguait les marques d’attention et le respect, de sorte que son entrée fut majestueuse et solennelle. « Comme Ponce Pilate ! » pensa Ivan.

Aucun doute possible : c’était un chef. Il s’assit sur un tabouret, et tous les autres restèrent debout.

– Docteur Stravinski, se présenta-t-il en posant sur Ivan un regard amical.

– Tenez, Alexandre Nikolaïevitch, dit un homme à la barbiche soignée en tendant au chef la feuille couverte de notes qui concernait Ivan.

« Ils sont allés me concocter tout un dossier », pensa Ivan. Le chef parcourut le document d’un œil professionnel, en émaillant sa lecture de quelques « hm, hm… », puis il échangea avec son entourage quelques phrases dans une langue peu connue. « Et il parle latin, comme Pilate », pensa Ivan avec tristesse. Mais à ce moment, un mot le fit tressaillir. C’était le mot « schizophrénie », déjà prononcé la veille – hélas ! – par ce maudit étranger à l’étang du Patriarche, et que venait de répéter le professeur Stravinski. « Ça aussi, il le savait ! » pensa Ivan avec angoisse.