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Un choc sourd vint de la table. C’était Nicanor Ivanovitch qui venait de laisser tomber la louche sur la toile cirée.

– Par ici, par ici, dit précipitamment Pélagie Antonovna.

Les nouveaux venus s’engagèrent immédiatement dans le couloir.

– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda faiblement Nicanor Ivanovitch. On n’a jamais vu ça… Vous avez-t’y seulement des papiers ?… je m’excuse…

Sans s’arrêter, le premier exhiba un papier à Nicanor Ivanovitch, tandis que le deuxième, déjà perché sur un tabouret dans les cabinets, fouillait de la main dans la bouche d’aération. Le regard de Nicanor Ivanovitch s’obscurcit. Le papier de journal ôté, la liasse apparut, non de roubles, mais de billets inconnus, les uns verts, les autres bleus, avec le portrait d’on ne sait quel vieux bonhomme. Tout cela d’ailleurs, Nicanor Ivanovitch ne le voyait que vaguement : des taches dansaient devant ses yeux.

– Des dollars dans la bouche d’aération…, dit pensivement le premier citoyen.

Puis il demanda à Nicanor Ivanovitch, d’un air doux et poli :

– C’est à vous ce petit paquet ?

– Non ! cria Nicanor d’une voix terrible. C’est… c’est des ennemis qui l’ont caché là !…

– Ça se peut, dit le premier, qui ajouta, toujours avec douceur : Bon, maintenant, il faut nous donner le reste.

– Mais j’ai rien ! Rien, je le jure devant Dieu, et j’ai jamais eu ça entre les mains ! cria le gérant avec désespoir.

Il se rua vers une commode, ouvrit un tiroir à grand bruit, et en sortit sa serviette, tout en poussant des exclamations sans suite :

– J’ai le contrat… c’est cette vermine, l’interprète… c’est lui… Koroviev… il a un lorgnon…

Il ouvrit la serviette, regarda dedans, y plongea la main, devint bleu et lâcha la serviette dans la soupe. Car dedans, il n’y avait rien : ni la lettre de Stepan, ni contrat, ni passeport étranger, ni argent, ni billet de faveur. En un mot – rien, sauf le mètre pliant.

– Camarades ! hurla le président comme un fou. Arrêtez-les ! Il y a des esprits mauvais dans la maison !

Nul ne sait ce qui, à ce moment, passa par la tête de Pélagie Antonovna. Toujours est-il qu’elle joignit les mains et s’écria :

– Ivanytch, repens-toi ! Ils en tiendront compte !

Les yeux injectés de sang, Nicanor Ivanovitch brandit le poing au-dessus de la tête de sa femme :

– Hou, maudite bête !

Mais, pris de faiblesse, il se laissa tomber sur une chaise, résigné, de toute évidence, à l’inéluctable.

Pendant ce temps, sur le palier, devant la porte de l’appartement du gérant, Timothée Kondratievitch Kvastsov, dévoré de curiosité, collait au trou de la serrure tantôt une oreille, tantôt un œil.

Cinq minutes plus tard, les locataires qui se trouvaient dans la cour virent leur président traverser celle-ci pour l’entrée principale, en compagnie de deux personnages. Ils racontèrent que Nicanor Ivanovitch paraissait « dans tous ses états », qu’il titubait comme un homme ivre et marmonnait on ne sait quoi.

Une heure plus tard encore, un citoyen inconnu fit son apparition au n° 11 au moment précis où Timothée Kondratievitch racontait à ses voisins, en se pourléchant de satisfaction, comment le président avait été « balayé ». D’un signe du doigt, l’inconnu attira Timothée Kondratievitch hors de la cuisine, l’emmena dans le vestibule, lui murmura quelques mots, et tous deux disparurent.

CHAPITRE X. Des nouvelles de Yalta

Au moment même où le malheur s’abattait sur Nicanor Ivanovitch, dans la même rue Sadovaïa, non loin du 302 bis, deux personnes se trouvaient dans le cabinet de travail de Rimski, le directeur financier des Variétés : Rimski lui-même, et l’administrateur des Variétés, Varienoukha.

Situé au premier étage du théâtre, le vaste cabinet prenait jour par deux fenêtres sur la rue Sadovaïa, et par une troisième sur le jardin d’été où étaient installés des buvettes, un stand de tir et une scène de plein air. Cette troisième fenêtre s’ouvrait dans le dos du directeur financier assis à son bureau. Outre ce bureau, l’ameublement consistait en un paquet de vieilles affiches qui, en leur temps, avaient orné les murs, une petite table portant une carafe d’eau, quatre fauteuils et, reposant sur une tablette dans un coin, la maquette poussiéreuse d’un décor oublié. Bien entendu, on trouvait aussi, à gauche de Rimski, près de son bureau, un vieux coffre-fort de dimensions médiocres, dont la peinture était tout écaillée.

Assis à son bureau, Rimski était depuis le matin de fort méchante humeur. Varienoukha, au contraire, était plein d’animation, et semblait même déborder d’une énergie singulièrement fébrile. Au reste, cette énergie était sans emploi.

Varienoukha s’était réfugié dans le cabinet du directeur financier pour échapper à la meute des quémandeurs de billets de faveur, qui lui empoisonnaient l’existence, particulièrement les jours de changement de programme. Ce qui était justement le cas aujourd’hui. À chaque fois que le téléphone se mettait à sonner, Varienoukha décrochait immédiatement et mentait sans vergogne :

– Qui ? Varienoukha ? Il n’est pas là. Il est sorti.

– Téléphone encore à Likhodieïev, s’il te plaît, dit Rimski avec irritation.

– Mais il n’est pas chez lui. J’y ai même envoyé Karpov, et il n’a trouvé personne.

– Le diable sait ce qui se passe ! bougonna Rimski en donnant une chiquenaude à sa machine à calculer.

La porte s’ouvrit, et un ouvreur entra, traînant un épais rouleau d’affiches complémentaires fraîchement imprimées. On pouvait y lire en grosses lettres rouges sur fond vert :

Aujourd’hui et chaque jour

au théâtre des Variétés

hors programme

LE PROFESSEUR WOLAND

Séances de magie noire. Tous ses secrets révélés.

Varienoukha déroula une affiche sur la moquette, prit du recul, l’examina d’un œil approbateur, et ordonna à l’ouvreur de faire coller immédiatement tous les exemplaires.

– Très bon… ça attire l’œil ! observa-t-il tandis que l’ouvreur sortait.

– Et moi, je n’aime pas, mais pas du tout, cette fantaisie, grogna Rimski en regardant l’affiche avec animosité, derrière ses lunettes d’écaille. Du reste, je m’étonne qu’on l’ait autorisé à monter ça.

– Tu as tort, Grigori Danilovitch ! Il y a là un calcul extrêmement subtil. Tout le sel de la chose, c’est qu’il révèle ses secrets.

– Je ne sais pas, je ne sais pas. Pour moi, je ne vois pas le moindre sel là-dedans… Dire qu’il faut toujours qu’il invente des histoires de ce genre !… Si, au moins, il nous l’avait montré, son magicien ! Tu l’as vu, toi ? Où l’a-t-il déniché, le diable le sait !

Le fait est que Varienoukha, pas plus que Rimski, n’avait vu le magicien. Hier, Stepan était entré en coup de vent (« comme un fou », selon l’expression de Rimski) dans le bureau du directeur financier avec un brouillon de contrat. Il avait donné de l’argent à Woland. Le magicien s’était aussitôt éclipsé, et, sauf Stepan, personne ne l’avait vu.

Rimski tira sa montre, vit qu’elle indiquait deux heures cinq, et laissa éclater son exaspération. Il y avait de quoi ! Likhodieïev avait téléphoné vers onze heures pour dire qu’il serait là dans une demi-heure, et non seulement il n’était pas venu, mais il avait disparu de chez lui !

– Et je n’ai pas que ça à faire ! rugit Rimski en plantant son doigt dans un tas de papiers qui attendaient sa signature.

– Il est peut-être tombé, comme Berlioz, sous un tramway ? dit Varienoukha en maintenant contre son oreille le récepteur du téléphone, où l’on entendait les appels insistants, prolongés et parfaitement vains de la sonnerie.