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– Ça ne serait pas un mal…, murmura Rimski entre ses dents.

À ce moment entra une femme coiffée d’une casquette, vêtue d’une vareuse d’uniforme et d’une jupe noire et chaussée d’espadrilles. D’un petit sac accroché à sa ceinture, elle tira un carré de papier blanc et un cahier, et demanda :

– Variétés, c’est ici ? Télégramme urgent. Signez là.

Varienoukha traça vaguement une espèce de zigzag sur le cahier, et, dès que la porte eut claqué derrière la femme, il décacheta le pli. Il lut le télégramme, battit des paupières, et le passa à Rimski.

Le texte du télégramme était ainsi rédigé :

YALTA. VARIÉTÉS. MOSCOU. AUJOURD’HUI ONZE HEURES TRENTE BUREAU POLICE CRIMINELLE S’EST PRÉSENTÉ INDIVIDU CHÂTAIN CHEMISE DE NUIT PANTALON PAS DE BOTTES APPARENCE MALADE MENTAL DIT S’APPELER LIKHODIEÏEV DIRECTEUR VARIÉTÉS – STOP – TÉLÉGRAPHIER POLICE YALTA OÙ SE TROUVE DIRECTEUR LIKHODIEÏEV – STOP – FIN.

– Bravo ! Et à la tienne, Étienne ! s’écria Rimski. Encore une surprise !

– Le faux Dimitri ! dit Varienoukha. (Puis, reprenant le téléphone, il appela :) Allô ! Le télégraphe ! Veuillez prendre un télégramme urgent, pour le compte des Variétés. Vous y êtes ? « Police criminelle Yalta… Directeur Likhodieïev à Moscou-stop-Directeur financier Rimski »…

Nonobstant la nouvelle de l’imposteur de Yalta, Varienoukha se remit à chercher Stepan au téléphone partout où il pouvait se trouver, mais naturellement, il ne le trouva nulle part.

Au moment où Varienoukha, appareil en main, se demandait où il allait pouvoir téléphoner encore, la femme qui avait apporté le premier télégramme entra de nouveau et remit une nouvelle dépêche à l’administrateur. Varienoukha l’ouvrit en hâte, la lut et émit un sifflement.

– Quoi encore ? demanda Rimski avec un tic nerveux.

Varienoukha lui tendit le télégramme sans répondre, et le directeur financier put y lire ces mots :

SUPPLIE CROIRE ENVOYÉ YALTA PAR HYPNOTISME WOLAND – STOP – TÉLÉGRAPHIEZ POLICE CONFIRMATION MON IDENTITÉ – STOP – LIKHODIEÏEV.

Rimski et Varienoukha, rapprochant leurs têtes, relurent le télégramme, et, après l’avoir relu, ils se regardèrent fixement, la bouche ouverte.

– Citoyens ! s’écria enfin la femme, mécontente. Signez, et après vous pourrez rester la bouche ouverte tant que vous voudrez. C’est des télégrammes que je porte !

Varienoukha, sans quitter le télégramme des yeux, griffonna une signature sur le cahier sans le regarder, et la femme disparut.

– Enfin, tu as bien parlé avec lui, vers onze heures, au téléphone ? demanda l’administrateur profondément perplexe.

– Mais c’est complètement ridicule ! cria Rimski d’une voix aiguë. Que je lui aie parlé ou non, il ne peut pas être en ce moment à Yalta ! C’est ridicule !

– Il est soûl…, dit Varienoukha.

– Qui est soûl ? demanda Rimski, et de nouveau ils se regardèrent bouche bée.

Qu’un imposteur, ou un fou quelconque, eût télégraphié de Yalta, cela ne faisait aucun doute. Mais voilà qui était étrange : comment donc le mystificateur de Yalta pouvait-il connaître Woland, arrivé seulement d’hier à Moscou ? Et comment pouvait-il savoir qu’il y avait un rapport entre Likhodieïev et Woland ?

– Hypnotisme…, dit Varienoukha, répétant le mot du télégramme. Où a-t-il pu apprendre l’existence de Woland ?

Ses yeux cillèrent, puis il s’écria résolument :

– Mais non ! C’est absurde !… Absurde, absurde !

– Et où loge-t-il, ce Woland, que le diable emporte ? demanda Rimski.

Varienoukha se mit immédiatement en communication avec le bureau de l’Intourist, et, à la complète stupéfaction de Rimski, il lui apprit que Woland logeait dans l’appartement de Likhodieïev. Varienoukha forma alors le numéro de celui-ci, puis écouta longuement bourdonner la sonnerie. Parmi ces bourdonnements, il perçut soudain une voix lointaine, basse et lugubre, qui chantait : « …Rochers, mon abri… », et il en conclut que, quelque part, un poste de TSF s’était glissé dans le réseau des communications téléphoniques.

– Ça ne répond pas, dit Varienoukha en raccrochant. Si j’essayais encore le téléph…

Sa phrase demeura inachevée. La même femme venait d’apparaître, pour la troisième fois, à la porte. Tous deux – Rimski et Varienoukha – se levèrent aussitôt. Elle tira un papier de son sac, non plus blanc cette fois, mais gris.

– Ça devient vraiment intéressant, murmura entre ses dents Varienoukha en accompagnant du regard la femme qui se hâtait de sortir.

Rimski prit la feuille le premier. Sur le fond gris sombre du papier photographique, on distinguait nettement, écrites en noir, les lignes suivantes :

PREUVE MON ÉCRITURE MA SIGNATURE TÉLÉGRAPHIEZ CONFIRMATION FAITES SURVEILLER SECRÈTEMENT WOLAND LIKHODIEIEV.

Depuis vingt ans qu’il s’occupait de théâtre, Varienoukha en avait vu de toutes les couleurs. Mais là, il sentit qu’un épais brouillard envahissait son esprit, et il ne trouva rien d’autre à prononcer qu’un lieu commun, en l’occurrence complètement inepte :

– Ce n’est pas possible !

Rimski, lui, agit tout autrement. Il se leva, ouvrit la porte et, de là, aboya à l’intention d’une ouvreuse assise sur un tabouret :

– Que personne n’entre ici, sauf les facteurs ! et il ferma la porte à clef.

Cela fait, il prit dans son bureau une poignée de papiers et se mit à confronter avec soin les lettres épaisses et penchées à gauche du bélinogramme avec l’écriture des notes de service manuscrites de Stepan. Il compara également les signatures, ornées d’un paraphe en hélice. Varienoukha, penché sur la table, envoyait son haleine chaude dans le cou de Rimski.

– L’écriture est bien de lui, dit enfin le directeur financier d’un ton ferme ; et Varienoukha répéta en écho :

– Bien de lui.

En regardant attentivement le visage de Rimski, l’administrateur fut passablement étonné des changements qui s’y étaient produits. Déjà naturellement maigre, le directeur financier semblait avoir encore maigri, et même vieilli, et ses yeux cerclés d’écaille avaient perdu toute leur acuité habituelle. De plus, on y lisait non seulement de l’anxiété, mais aussi comme une profonde affliction. Quant à Varienoukha, il fit tout ce qu’est censé faire un homme au comble de l’étonnement. Il se mit à aller et venir dans le bureau, leva les bras comme un crucifié, but un plein verre de l’eau jaunâtre qui stagnait dans la carafe, et finalement s’écria :

– Je ne comprends pas ! Je ne comprends pas ! Je-ne-comprends-pas !

Rimski regardait par la fenêtre et semblait entièrement absorbé par ses pensées. Le directeur financier se trouvait, à vrai dire, dans une situation extrêmement difficile. Il lui fallait, ici même, sur place, découvrir des explications ordinaires à des faits qui ne l’étaient pas du tout.

Plissant les yeux, il se représentait Stepan en chemise de nuit et sans bottes, grimpant ce matin, vers onze heures et demie, dans un avion inconnu capable de voler à une vitesse extraordinaire, puis le même Stepan, toujours à onze heures et demie, descendant en chaussettes sur l’aérodrome de Yalta… le diable sait ce que c’est !

Mais peut-être n’était-ce pas Stepan qui lui avait parlé au téléphone, ce matin, de son propre appartement ? Si, si, c’était bien Stepan ! Il connaissait tout de même la voix de Stepan ! Et même si, aujourd’hui, ce n’était pas Stepan qui lui avait parlé, c’était bien Stepan qui, pas plus tard qu’hier soir, était venu de son bureau ici même, dans ce cabinet, avec ce contrat idiot, et qui avait irrité le directeur financier par la dangereuse légèreté de sa conduite. Aurait-il pu s’en aller ainsi, par le train ou l’avion, sans rien dire au théâtre ? Et s’il avait pris l’avion hier soir, il n’aurait pas pu arriver là-bas avant midi. Peut-être que si, quand même ?