– Yalta est à combien de kilomètres ? demanda Rimski.
Varienoukha interrompit son va-et-vient et cria :
– J’y ai pensé ! Il y a longtemps que j’y ai pensé ! Par chemin de fer, jusqu’à Sébastopol, il y a environ mille cinq cents kilomètres, et de là à Yalta encore au moins quatre-vingts ! Par air, bien sûr, ça fait moins.
Hum… Oui… Les trains, par conséquent, sont hors de question. Mais alors quoi ? Un avion de chasse ! Mais qui, et dans quel avion, laisserait Stepan monter en chaussettes ? Et pourquoi ? Bon, il avait peut-être ôté ses bottes en arrivant à Yalta ? Mais encore une fois, pourquoi ? Et puis, même avec des bottes, on ne l’aurait pas laissé monter dans un avion de chasse ? Et puis les avions de chasse n’ont rien à faire ici ! Car enfin, les télégrammes disent qu’il s’est présenté à la police à onze heures trente alors qu’il parlait encore au téléphone à Moscou à…attendez voir (à ce moment, Rimski eut la vision du cadran de sa montre).
Rimski se rappela où étaient les aiguilles… Horreur ! Elles indiquaient onze heures vingt minutes !
Que fallait-il en conclure ? Si l’on admettait qu’immédiatement après sa conversation téléphonique, Stepan s’était précipité à l’aérodrome et qu’il y était arrivé, disons en cinq minutes, ce qui, du reste était également inconcevable, il fallait en conclure que l’avion, ayant décollé à l’instant même, avait couvert en cinq minutes plus de mille kilomètres ! Et que par conséquent, cet avion était capable de parcourir en une heure plus de douze mille kilomètres. C’était impossible. Stepan n’était donc pas à Yalta… Que restait-il donc ? L’hypnotisme ? Il n’y a pas d’hypnotisme au monde qui permette de projeter un homme à plus de mille kilomètres ! Alors peut-être le rêvait-il qu’il était à Yalta ? Oui, peut-être que lui, il rêvait, mais la police de Yalta ? Non, non excusez-moi, ça ne s’est jamais vu !… Et pourtant ils avaient bien télégraphié de là-bas ?
Littéralement, le visage du directeur financier faisait peur à voir. À ce moment, la poignée de la porte fut tournée et secouée de l’extérieur, et l’on entendit l’ouvreuse crier farouchement :
– Non ! C’est défendu ! Ils sont en conférence ! Tuez-moi si vous voulez, vous n’entrerez pas !
Rimski, avec effort, parvint à se dominer, puis décrocha le téléphone et dit :
– Passez-moi Yalta en communication urgente.
« Pas bête ! » s’exclama intérieurement Varienoukha.
Mais la communication avec Yalta ne put être établie. Rimski raccrocha et dit :
– Ça, c’est le comble : la ligne est coupée !
Cette coupure de la ligne parut singulièrement l’affecter, et même le plonger dans l’indécision. Après quelques instants d’hésitation, il reprit le téléphone d’une main, pour noter de l’autre ce qu’il disait :
– Prenez un télégramme urgent. Variétés, oui. Yalta, Police criminelle. Oui. « Aujourd’hui vers onze heures trente, Likhodieïev m’a parlé au téléphone Moscou-stop-Ensuite n’est pas venu au bureau l’avons cherché téléphone sans résultat-stop-Confirmons écriture-stop-Prenons mesures surveillance artiste-Directeur financier Rimski. »
« Pas bête du tout ! » pensa Varienoukha, mais il ne put achever sa pensée car une autre idée traversait son esprit « Mais c’est bête ! Il ne peut pas être à Yalta, c’est impossible ! »
Voici, pendant ce temps, ce que fit Rimski : il rassembla soigneusement les télégrammes qu’il avait reçus et la copie du sien, les plia ensemble, les glissa dans une enveloppe, cacheta celle-ci, y inscrivit quelques mots et la tendit à Varienoukha en disant :
– Porte ça toi-même, et tout de suite, Ivan Savelïevitch. Eux, ils s’en débrouilleront.
« Ça, c’est vraiment pas bête ! » pensa Varienoukha, et il rangea l’enveloppe dans sa serviette. Puis, à tout hasard, il composa encore une fois le numéro de l’appartement de Stepan, écouta, et soudain se mit à cligner de l’œil et à faire des grimaces d’un air gai et mystérieux.
Rimski allongea le cou.
« Pouvez-vous me passer l’artiste Woland ? demanda Varienoukha d’un ton suave.
– Monsieur est occupé, répondit l’appareil d’une voix chevrotante. Qui le demande ?
– L’administrateur des Variétés, Varienoukha.
– Ivan Savelïevitch ? cria joyeusement l’appareil. Terriblement heureux d’entendre votre voix ! Comment va la santé ?
– Merci, répondit Varienoukha très surpris. Mais qui est à l’appareil ?
– Son assistant, son assistant et interprète Koroviev ! jacassa le téléphone. Tout à votre service, très aimable Ivan Savelïevitch ! Disposez de moi, absolument à votre guise. Eh bien ?
– Pardon, mais… Stepan Bogdanovitch Likhodieïev n’est pas chez lui ?
– Hélas ! non, cria l’appareil. Non ! Il est parti !
– Où cela ?
– À la campagne, faire une balade en voiture.
– Co… comment ? Une ba… balade ?… Mais quand rentrera-t-il ?
– Il a dit « Je vais juste respirer un peu de bon air, et je reviens ».
– Bon… merci, dit Varienoukha désemparé. Heu… voulez-vous être assez aimable pour dire à M. Woland qu’il passera ce soir en troisième partie ?
– À vos ordres. Comment donc. Sans faute. Immédiatement. Je n’y manquerai pas. Je vais lui dire, crachota le combiné par saccades.
– Eh bien, bonne chance, dit Varienoukha ahuri.
– Je vous prie d’accepter, dit l’appareil, mes salutations et mes souhaits les meilleurs, les plus chaleureux ! Bonne chance ! Bon succès ! Bonheur complet ! Tout !
– Et voilà, naturellement ! Je l’avais bien dit ! s’écria l’administrateur surexcité, en raccrochant. Pas question de Yalta. il est à la campagne !
– Eh bien, si c’est ça, dit le directeur financier en blêmissant de colère, c’est vraiment une cochonnerie sans nom !
À ce moment, l’administrateur fit un bond et poussa une exclamation qui fit sursauter Rimski :
– C’est ça ! Je me rappelle ! À Pouchkino, on vient d’ouvrir une tchébouretchnaïa qui s’appelle « Yalta » ! Tout est clair ! Il est allé là-bas, il s’est soûlé, et maintenant il nous envoie des télégrammes !
– Ça, c’est trop fort ! répondit Rimski, dont les joues tremblaient et dont les yeux brûlaient véritablement d’une terrible colère. Mais je t’assure que cette promenade lui coûtera cher !… (Soudain, il resta court, puis ajouta d’un on hésitant :) Mais… et la police ?…
– Sottises ! C’est encore un de ses tours ! trancha l’expansif administrateur, puis il demanda : Et l’enveloppe, je la porte quand même ?
– Absolument, répondit Rimski.
Et la porte s’ouvrit : c’était encore elle… « Elle ! » pensa Rimski avec une angoisse inexplicable. Et tous deux se levèrent pour accueillir l’employée des postes.
Cette fois, le télégramme disait :
MERCI POUR CONFIRMATION ENVOYER URGENCE CINQ CENTS ROUBLES BUREAU POLICE PRENDS AVION DEMAIN POUR MOSCOU LIKHODIEÏEV.
– Il est complètement fou, dit faiblement Varienoukha.
Rimski, faisant teinter ses clefs, ouvrit le coffre-fort, y prit de l’argent, compta cinq cents roubles, sonna, donna l’argent à un garçon de courses et l’envoya au central télégraphique.