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– Tu n’y penses pas, Grigori Danilovitch ! proféra Varienoukha qui n’en croyait pas ses yeux. À mon avis, tu envoies cet argent pour rien.

– On nous le renverra, répondit calmement Rimski. Mais je te garantis qu’il va en répondre, de ce petit pique-nique !

Puis, montrant du doigt la serviette de Varienoukha, il ajouta :

– Vas-y, Ivan Savelïevitch, ne perds pas de temps.

Varienoukha, serviette sous le bras, quitta le bureau.

Il descendit au rez-de-chaussée, vit une longue queue à la caisse, apprit de la caissière que d’ici une heure, on pourrait afficher « complet », parce que le public était venu en foule dès qu’on avait collé les affiches supplémentaires, ordonna à la caissière de ne pas vendre les trente meilleures places de loges et de parterre, quitta la caisse au pas de course, se débarrassa au passage d’importuns qui quémandaient des billets gratuits. À ce moment retentit la sonnerie aigrelette du téléphone.

– Oui ! cria Varienoukha.

– Ivan Savelïevitch ? demanda une voix nasillarde excessivement déplaisante.

– Il n’est pas au théâtre ! commença Varienoukha. Mais le téléphone lui coupa aussitôt la parole :

– Ne faites pas la bête, Ivan Savelïevitch, et écoutez moi. Vous ne porterez ces télégrammes nulle part et vous ne les montrerez à personne.

– Qui parle ? rugit Varienoukha. Cessez ces plaisanteries, citoyen ! Vous serez tout de suite découvert ! Votre numéro ?

– Varienoukha, répliqua la voix répugnante, tu comprends le russe ? Ne porte pas les télégrammes.

– Vous continuez ? vociféra l’administrateur furieux. Alors, attendez ! Vous allez payer ça !

Il lança encore une menace quelconque, puis se tut, car il s’aperçut qu’à l’autre bout du fil, plus personne ne l’écoutait.

À ce moment, une ombre envahit rapidement le petit bureau. Varienoukha se précipita hors de la pièce, claqua la porte derrière lui et, par une sortie latérale, gagna en courant le jardin d’été.

L’administrateur se sentait plein d’excitation et d’énergie. Après cet insolent coup de téléphone, il était certain qu’une bande de voyous était en train de tramer de mauvaises plaisanteries, et que ces plaisanteries étaient liées à la disparition de Likhodieïev. Le désir de démasquer les malfaiteurs étouffait presque l’administrateur, et en même temps – si étrange que cela paraisse – il sentait naître en lui l’avant-goût de quelque chose d’agréable. Il en est souvent ainsi quand un homme tend à devenir le centre de l’attention générale, quand il va apporter quelque part une nouvelle sensationnelle.

Dans le jardin, le vent souffla au visage de l’administrateur et lui emplit les yeux de sable, comme pour lui barrer la route, comme pour le mettre en garde. Au premier étage, une fenêtre claqua, et les vitres faillirent voler en éclats, un frisson angoissé parcourut la cime des érables et des tilleuls. Il faisait de plus en plus sombre et frais. L’administrateur se frotta les yeux et vit le ciel de Moscou, au ras des toits, se couvrir d’une lourde nuée d’orage, ventrue et jaune. Au loin, on entendit un grondement.

Bien qu’il fût très pressé, Varienoukha fut pris de l’envie irrésistible de faire un détour de quelques secondes par les cabinets d’aisances du jardin pour vérifier en passant si l’électricien avait bien mis un grillage autour de la lampe.

Varienoukha passa devant le stand de tir et s’enfonça dans l’épais bosquet de lilas au milieu duquel se dressait l’édicule bleuâtre des cabinets. L’électricien était un homme de parole : la lampe suspendue sous le toit, du côté « hommes », était entourée d’un grillage métallique tout neuf, mais l’administrateur fut chagriné de voir que, même dans les ténèbres qui précédaient l’orage, on distinguait parfaitement des graffiti, tracés au crayon ou au charbon, sur les murs des cabinets.

– Qu’est-ce que c’est que c…, commença l’administrateur, mais à ce moment, il entendit derrière lui une voix qui ronronnait :

– C’est vous, Ivan Savelïevitch ?

Varienoukha sursauta, se retourna et vit un individu de petite taille, mais gros, avec une physionomie qui le faisait ressembler curieusement à un chat.

– Oui, c’est moi, dit Varienoukha d’un ton hostile.

– Très, très heureux, reprit d’une voix miaulante le petit gros à tête de chat, et tout à coup, se déployant de toute sa taille, il frappa Varienoukha sur l’oreille avec une telle force que la casquette de l’administrateur s’envola de sa tête et disparut sans retour dans la lunette d’un cabinet.

Le gros lui asséna un coup, les cabinets s’illuminèrent, l’espace d’un éclair, d’une lueur frémissante, et dans le ciel un coup de tonnerre y répondit. Puis une nouvelle lueur fulgura, et l’administrateur entrevit un deuxième individu, petit mais de carrure athlétique, aux cheveux rouges comme le feu… une taie sur un œil, une canine saillante… Celui-là, un gaucher sans doute, cogna l’administrateur sur l’autre oreille. En réponse, il y eut un nouveau grondement dans le ciel, et l’averse se mit à tomber sur le toit de planches des cabinets.

– Mais quoi, cama…, balbutia d’une voix éteinte l’administrateur, qui s’aperçut au même instant que le mot « camarades » ne convenait pas du tout à des bandits qui attaquaient un homme dans des cabinets publics, et reprit d’une voix rauque : Citoy…, mais sentit aussitôt qu’ils ne méritaient pas non plus ce titre, sur quoi il reçut, sans voir d’où il venait, un troisième coup, un coup terrible, tel que le sang jaillit de son nez et coula sur sa chemise.

– Qu’est-ce que t’as dans ta séérviette, parasite ? cria d’une voix perçante celui qui ressemblait à un chat. Des télégrammes ? On t’a bien prévenu, par téléphone, de ne les porter nulle part ? On t’a prévenu, je te demande ?

– On m’a prévu… prévin… prévenu, suffoqua l’administrateur.

– Et tu y vas quand même ? Donne ta séérviette, canaille ! cria l’homme aux cheveux rouges de la même voix nasillarde qui avait parlé au téléphone, et il arracha la serviette des mains tremblantes de Varienoukha.

Tenant chacun l’administrateur par un bras ils le traînèrent hors du jardin et s’engagèrent avec lui, d’un pas rapide, dans la rue Sadovaïa. Toutes les puissances de l’orage étaient maintenant déchaînées, l’eau mugissante se précipitait avec fracas dans les bouches d’égout, partout des vagues se gonflaient et bouillonnaient, l’eau jaillissait des gouttières et déferlait des toits, débordant des tuyaux de descente engorgés, des torrents écumants dégringolaient des portes cochères. Tout ce qui vivait avait déserté la rue Sadovaïa, et il n’y avait plus personne pour venir au secours d’Ivan Savelïevitch. Sautant les ruisseaux boueux illuminés par les éclairs, les bandits mirent à peine quelques secondes pour traîner l’administrateur à demi mort jusqu’au 302 bis. Ils s’engouffrèrent sous le porche, où, pieds nus, deux femmes se pressaient contre le mur, souliers et bas à la main. Ensuite, ils foncèrent jusqu’à l’escalier 6, et Varienoukha, dans un état voisin de la folie, fut hissé jusqu’au cinquième étage et jeté sur le plancher d’un vestibule obscur qu’il connaissait bien : celui de l’appartement de Stepan Likhodieïev.

Là, les deux brigands disparurent, pour faire place à une jeune fille rousse complètement nue dont les yeux brillaient d’un éclat phosphorique.

Varienoukha comprit que la partie la plus redoutable de son aventure commençait, et, poussant un gémissement, il se colla contre le mur. Mais la jeune fille vint se placer tout contre l’administrateur et lui posa ses mains sur les épaules. Les cheveux de Varienoukha se dressèrent sur sa tête. Car, même à travers le tissu froid et imbibé d’eau de sa chemise, il sentit que ces deux mains étaient encore plus froides – qu’elles étaient froides comme la glace.