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– Allez, du vent ! Vous n’êtes pas drôle.

Chancelant, l’œil hagard, le présentateur ne put aller plus loin que le poste d’incendie, où il se sentit au plus mal et se mit à crier lamentablement :

– Ma tête !… Ma tête !…

Plusieurs personnes, dont Rimski, se précipitèrent vers lui. Le présentateur pleurait, agitait les bras en l’air comme pour attraper on ne sait quoi, et gémissait :

– Ma tête, rendez-moi ma tête… Prenez mon appartement, prenez mes tableaux, mais rendez-moi ma tête !…

Un commissionnaire courut chercher un médecin. On essaya d’allonger Bengalski sur un divan, dans sa loge, mais il résista et commença à se débattre comme un fou furieux. Il fallut appeler une ambulance. Quand, enfin, on eut emmené le malheureux présentateur, Rimski regagna rapidement la scène, pour constater que de nouveaux prodiges s’y accomplissaient. Il faut dire d’ailleurs qu’à ce moment, ou peut-être quelques instants plus tôt, le magicien et son vieux fauteuil terni disparurent du plateau, mais que personne, dans le public, ne s’en aperçut, tant les spectateurs étaient fascinés par l’extraordinaire représentation que leur donnait Fagot.

Celui-ci, en effet, dès qu’il eut expédié sa victime dans les coulisses, revint sur la scène et annonça :

– Bon, à présent que nous voilà débarrassés de ce casse-pieds, ouvrons un magasin pour dames !

À l’instant même, le plancher de la scène se couvrit de tapis persans sur lesquels se posèrent d’énormes glaces éclairées de côté par la lueur verdâtre de tubes luminescents. Puis, entre les glaces, apparurent des vitrines où les spectateurs, stupéfaits et ravis, purent voir des robes parisiennes de modèles et de coloris les plus divers. Mais d’autres vitrines apparurent, offrant des centaines de chapeaux de dame, avec plumes ou sans plumes, avec boucles ou sans boucles, et des centaines de souliers – noirs, blancs, jaunes, de cuir, de satin, de daim, souliers à brides ou ornés de cabochons, bottines à tige damassée. Puis, parmi les souliers, apparurent des coffrets de parfums, des montagnes de sacs à main – d’antilope, de daim, de soie – et des entassements de tubes oblongs d’or ciselé contenant du rouge à lèvres.

Alors une jeune fille rousse en toilette de soirée noire, sortie le diable sait d’où – une jeune fille qui eût été tout à fait charmante si une cicatrice bizarre n’avait abîmé son joli cou –, arbora près d’une vitrine un sourire aimable de commerçante avisée.

Fagot, d’un air suave et malicieux à la fois, annonça que la maison allait procéder à l’échange – entièrement gratuit ! – des vieilles robes et des souliers démodés contre les dernières créations parisiennes. Il en serait de même – ajouta-t-il – en ce qui concerne les sacs à main, et tout le reste.

Avec révérence et rond de jambe, le chat, de ses pattes de devant, imita les gestes d’un portier ouvrant à deux battants une large porte.

La jeune fille, d’une voix douce et chantante quoique légèrement enrouée, modula des paroles qu’on avait quelque peine à comprendre mais qui, à en juger par le visage des spectatrices du parterre, devaient être des plus engageantes.

– Guerlain, Mitsouko, Narcisse Noir, n° 5 de Chanel, robes du soir, robes de cocktail…

Fagot se tortilla, le chat se plia en deux, la jeune fille ouvrit les vitrines, et Fagot brailla :

– Je vous en prie ! Faites comme chez vous ! Pas de cérémonie !

Le public s’agita, mais personne encore n’osait monter sur la scène. Enfin, une petite brune sortit du dixième rang du parterre ; avec un sourire qui avait l’air de dire que, de cela comme du reste, elle s’en fichait éperdument, elle grimpa sur le plateau par l’escalier latéral.

Bravo ! vociféra Fagot. Je salue notre première cliente ! Béhémoth, un fauteuil ! Commençons par les chaussures, madame !

La brune s’assit dans le fauteuil, et Fagot, aussitôt, déversa à ses pieds, sur le tapis, tout un amoncellement de souliers. La petite brune déchaussa son pied droit, essaya un escarpin lilas, fit quelques pas sur le tapis, examina le haut talon.

– Elles ne vont pas me serrer ? demanda-t-elle d’un air hésitant.

– Voyons, voyons ! s’écria Fagot offusqué, tandis que le chat laissait échapper un « miaou » outragé.

– Je prends cette paire-là, monsieur, dit la petite brune avec dignité en mettant la seconde chaussure.

Ses vieux souliers furent jetés derrière un rideau, et la brunette prit le même chemin, accompagnée de la jeune fille rousse et de Fagot, qui portait sur des cintres quelques robes de haute couture. Le chat vint à la rescousse d’un air affairé et, pour se donner plus d’importance, il suspendit à son cou un mètre-ruban.

Une minute plus tard, l’intrépide brunette reparaissait, habillée d’une robe telle que tout le parterre soupira. Et ce fut une femme sûre d’elle-même, étonnamment embellie, qui vint se planter devant une glace, haussa avec grâce ses épaules nues, arrangea ses cheveux sur sa nuque et se cambra pour essayer d’apercevoir son dos.

– La maison vous prie d’accepter ceci en souvenir, dit Fagot en tendant à la jeune femme un coffret ouvert où trônait un flacon de parfum.

Merci, dit la petite brune d’un air hautain, et elle redescendit au parterre.

Sur son passage, les spectateurs se levaient vivement pour toucher le coffret.

Dès lors, les digues furent rompues, et, de tous côtés, les femmes envahirent la scène. Dans l’excitation générale et le brouhaha de conversations, de soupirs et de rires qui montait du théâtre, on entendit une voix d’homme crier « Je te défends bien !… » et une voix de femme répliquer « Petit-bourgeois ! Despote ! Lâchez-moi, vous me cassez le bras ! » Les femmes disparaissaient derrière les rideaux, laissaient là leurs robes et reparaissaient habillées de neuf. Sur des tabourets à dorures, toute une rangée de femmes tapait des pieds avec énergie sur le tapis pour essayer les nouvelles chaussures. Fagot, à genoux, maniait inlassablement le chausse-pied : le chat, succombant sous des monceaux de sacs à main et de souliers, ne cessait d’aller et venir entre les vitrines et les tabourets, et la jeune fille au cou mutilé qui, à tout instant, disparaissait, revenait, disparaissait à nouveau, en vint à ne plus jacasser qu’en français, mais – chose singulière – toutes les femmes la comprenaient à demi-mot, mêmes celles qui ne connaissaient pas un mot de cette langue.

On vit même, à la surprise générale, un homme se glisser sur la scène. Il déclara que son épouse était au lit avec la grippe et demanda, en conséquence, qu’on voulût bien lui confier quelque chose pour elle. Pour prouver qu’il était marié, ce citoyen était tout prêt à montrer son passeport. La déclaration de ce mari plein de sollicitude fut accueillie par des éclats de rire, mais Fagot se récria qu’il n’avait pas besoin de passeport, qu’il se fiait à lui comme à un autre soi-même, et il lui fourra dans les mains deux paires de bas de soie, auxquelles le chat ajouta, de sa propre initiative, un tube de rouge à lèvres.

Les dernières venues se bousculaient pour monter sur la scène, tandis que par les escaliers latéraux s’écoulait le flot des chanceuses, en robes de bal, kimonos ornés de dragons, tailleurs d’une stricte élégance, bibis posés sur l’œil.

Fagot annonça alors qu’en raison de l’heure tardive, le magasin allait fermer, jusqu’au lendemain soir, dans une minute exactement.