Il fit un clin d’œil à Ivan, cacha dans sa poche un trousseau de clefs, puis demanda en chuchotant :
– Je peux m’asseoir un instant ?
Ayant reçu en réponse un signe de tête affirmatif, il s’installa dans un fauteuil.
Obéissant à l’injonction menaçante du doigt sec, Ivan demanda à voix basse :
– Comment avez-vous fait pour entrer ? Les grillages des balcons sont fermés au verrou, non ?
– Les grillages sont fermés au verrou, confirma le visiteur, mais Prascovia Fiodorovna est une personne fort gentille, certes, mais hélas ! distraite. Je lui ai chipé, il y a un mois environ, un trousseau de clefs, de sorte que j’ai la possibilité de sortir sur le balcon commun, et comme il fait le tour de tout l’étage, je peux parfois, de cette manière, rendre visite à mes voisins.
– Si vous pouvez sortir sur le balcon, vous pouvez aussi vous sauver. Ou bien est-ce trop haut ? demanda Ivan avec intérêt.
– Non, répondit le visiteur d’un ton ferme, si je ne peux pas me sauver d’ici, ce n’est pas parce que c’est trop haut, mais parce que je n’ai nulle part où me sauver.
Il fit une pause, puis il ajouta :
– Alors, on fait la causette, puisqu’on est dans la même cabane ?
– D’accord, répondit Ivan en regardant les yeux bruns pleins d’inquiétude du nouveau venu.
– Bon… (soudain, l’inconnu parut vivement alarmé) mais dites-moi, vous n’êtes pas violent, j’espère ? Car, sachez-le, je suis incapable de supporter le bruit, le tapage, la violence, et toutes choses de ce genre. Je déteste particulièrement que les gens crient, qu’il s’agisse de cris de douleur, de cris de rage, ou de toute autre sorte de cri. Rassurez-moi, je vous en prie : vous n’êtes pas furieux ?
– Hier, au restaurant, j’ai allumé la gueule d’un type, avoua vaillamment le poète transfiguré.
– Quelle raison ? demanda sévèrement le visiteur.
– Sans aucune raison, je l’avoue, répondit Ivan confus.
– C’est très laid, conclut l’autre d’un ton réprobateur. En outre, ajouta-t-il, pourquoi vous exprimez-vous ainsi « J’ai allumé la gueule… » ? On ignore, après tout, ce que l’homme possède exactement, une gueule ou un visage. C’est peut-être, tout de même, un visage. De sorte que vous savez frapper à coups de poing… Non, vous allez renoncer à cela pour toujours.
Ayant ainsi réprimandé Ivan, le visiteur s’informa :
– Profession ?
– Poète, répondit Ivan, sans savoir pourquoi, à contrecœur.
L’inconnu parut navré.
– Ah ! je n’ai vraiment pas de chance ! s’écria-t-il, mais il se reprit aussitôt, s’excusa, et demanda : Et quel est votre nom ?
– Biezdomny.
– Hé ! hé ! ricana l’autre avec une grimace.
– Eh bien quoi, mes vers ne vous plaisent pas ? demanda Ivan avec curiosité.
– Ils me font horreur.
– Et lesquels avez-vous lus ?
– Mais je n’ai jamais lu aucun vers de vous ! s’exclama nerveusement le visiteur.
– Alors, comment pouvez-vous dire… ?
– Mais enfin, qu’est-ce que c’est que ça ? dit l’inconnu. Comme si je n’en avais pas lu d’autres. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est… des merveilles ? Bon, je suis prêt à vous croire sur parole. Vos vers sont bons, allez-vous me dire ?
– Ils sont monstrueux ! dit abruptement Ivan, avec courage et sincérité.
– N’écrivez plus ! implora le visiteur.
– C’est promis, juré ! répondit Ivan, solennel.
Cette promesse fut scellée par une poignée de main, mais à ce moment on entendit des pas légers et des voix étouffées dans le couloir.
– Chut ! fit l’inconnu, qui sauta sur le balcon et referma le grillage derrière lui.
C’était Prascovia Fiodorovna qui venait jeter un coup d’œil au malade. Elle demanda à Ivan comment il se sentait, et s’il préférait dormir dans l’obscurité ou avec la lumière. Ivan demanda qu’on lui laisse la lumière, et Prascovia Fiodorovna, après lui avoir souhaité une bonne nuit, s’éloigna. Lorsque tout bruit se fut éteint, le visiteur entra.
Il apprit en chuchotant à Ivan qu’on avait amené un nouveau à la chambre 199 : un gros à la figure cramoisie, qui ne cessait de marmonner on ne sait quoi à propos de devises dans une bouche d’aération, et de jurer que des esprits malins s’étaient installés rue Sadovaïa.
– Il injurie Pouchkine comme un charretier et crie tout le temps : « Kouroliessov, bis, bis ! » (dit l’inconnu avec des grimaces anxieuses. Puis, s’étant calmé, il reprit :) Du reste, ça le regarde (et, renouant la conversation avec Ivan :) Pourquoi vous a-t-on amené ici ?
– À cause de Ponce Pilate, répondit Ivan en regardant le plancher d’un air sombre.
– Quoi !
L’inconnu, oubliant toute prudence, avait crié. Il porta vivement la main à sa bouche, puis dit :
– Quelle stupéfiante coïncidence ! Je vous en prie, je vous en prie, racontez !
Avec une confiance en cet inconnu qui le surprit lui-même, Ivan, d’abord intimidé et bégayant, puis s’enhardissant peu à peu, se mit à raconter son aventure de la veille à l’étang du Patriarche. Et quel auditeur plein de gratitude Ivan Nikolaïevitch avait trouvé là en la personne de ce mystérieux voleur de clefs ! Le visiteur ne rangeait pas Ivan parmi les fous, manifestait le plus vif intérêt pour ce qu’on lui racontait, et en vint même, à mesure que le récit se développait, à montrer de véritables transports d’enthousiasme. C’est ainsi que, de temps à autre, il interrompait Ivan par des exclamations de ce genre :
– Oui, oui, ensuite ! Continuez, je vous en supplie ! Mais, au nom de ce que vous avez de plus sacré, n’omettez aucun détail !
Ivan n’omettait aucun détail – lui-même trouvait plus commode de raconter les choses de cette façon –, et, peu à peu, il arriva ainsi au moment où Ponce Pilate, drapé dans son manteau blanc à doublure sanglante apparaissait sous le péristyle.
Le visiteur joignit alors les mains dans un geste de prière et murmura :
– Oh ! je l’avais deviné ! J’avais tout deviné !
L’auditeur d’Ivan ponctua le récit de l’horrible mort de Berlioz d’une remarque assez énigmatique, tandis qu’un éclair de haine passait dans ses yeux :
– Je ne regrette qu’une chose : c’est que le critique Latounski 1, ou l’écrivain Mstislav Lavrovitch, ne se soit pas trouvé à la place de Berlioz !
Sur quoi il s’exclama, à voix basse mais avec frénésie :
– Ensuite !
L’histoire du chat qui voulait payer la receveuse du tramway mit l’inconnu dans une humeur excessivement gaie, et il faillit s’étrangler de rires étouffés lorsqu’il vit Ivan, tout ému par le succès de son récit, sautiller à croupetons pour imiter le chat tenant une pièce de dix kopecks près de ses moustaches.
– Et voilà (conclut Ivan après avoir raconté d’un air sombre comme un ciel d’orage ce qui s’était passé à Griboïedov) comment je me suis retrouvé ici.
Le visiteur posa une main compatissante sur l’épaule du pauvre poète et dit :
– Pauvre poète ! Mais tout cela, cher ami, est votre faute. Il ne fallait pas agir avec lui de manière aussi désinvolte, je dirai même impertinente. Vous en supportez les frais, maintenant. Et encore, estimez-vous heureux qu’en somme cela ne vous ait pas coûté trop cher.
– Mais qui est-il donc, à la fin ? demanda Ivan en levant les bras au ciel, en proie à une vive agitation.
Le visiteur scruta Ivan, puis répondit par une question :
– Vous n’allez pas vous agiter ? Ici, nous sommes tous fragiles… Il n’y aura pas d’appel de médecins, pas de piqûres, ni d’autres tracas de ce genre ?