Выбрать главу

« C’est la première fois que je voyais ce mot : “pilaterie” et, encore tout étonné, j’ouvris un troisième journal. Il y avait, cette fois, deux articles : un de Latounski, et un autre signé des initiales N.E. Eh bien, je vous l’assure, les œuvres d’Ariman et de Lavrovitch peuvent être considérées comme du badinage en comparaison de ce qu’écrivait Latounski. Qu’il me suffise de vous dire que son article s’intitulait : « Un vieux croyant militant. » Je fus tellement absorbé par la lecture de cet article que je ne m’aperçus de sa présence (j’avais oublié de fermer la porte) que quand elle fut devant moi, tenant son parapluie mouillé et des journaux, mouillés eux aussi. Ses yeux lançaient des éclairs et ses mains, glacées, tremblaient. Elle se jeta d’abord à mon cou et m’embrassa, puis d’une voix rauque, en frappant du poing sur la table, elle déclara qu’elle allait empoisonner Latounski.

Ivan eut un petit gémissement confus, mais ne dit rien.

« Vinrent alors les longues et lugubres journées d’automne, continua le visiteur. Le monstrueux échec de mon roman m’avait, pour ainsi dire, arraché une partie de mon âme. Au fond, je n’avais plus rien à faire, et ma vie se passait à attendre un rendez-vous après l’autre. C’est alors qu’il m’arriva quelque chose – le diable sait quoi, mais quelque chose que Stravinski, sans doute, a su comprendre depuis longtemps. Pour tout dire, je fus saisi d’angoisses, et je me mis à avoir des pressentiments.

« Les articles, remarquez-le bien, continuaient. Les premiers, je n’avais fait qu’en rire. Mais plus il en paraissait, plus mon attitude à leur égard se modifiait. Après l’amusement, vint un stade d’étonnement. À chaque ligne, littéralement à chaque ligne de ces articles, on sentait un manque de conviction, une fausseté extraordinaires, en dépit de leur ton convaincu et menaçant. Il m’a toujours semblé – et je n’ai pas pu me défaire de cette idée – que les auteurs de ces articles ne disaient pas ce qu’ils auraient voulu dire, et que c’était cela, justement, qui provoquait leur fureur. Ensuite – figurez-vous cela – commença un troisième stade : le stade de la peur. Peur, non pas de ces articles, comprenez-moi bien, mais peur d’autres choses, de choses sans aucun rapport avec eux, ni avec le roman.

« Ainsi, par exemple, j’avais maintenant peur de l’obscurité. Bref, j’étais dans un état de morbidité psychique. J’avais l’impression, surtout quand je fermais les yeux pour m’endormir, qu’une sorte de pieuvre, excessivement flexible et froide, allongeait – furtivement mais inexorablement – ses tentacules vers mon cœur. Et il me fallut dormir avec la lumière.

« Ma bien-aimée en fut visiblement et profondément affectée (je ne lui parlai pas de la pieuvre, naturellement, mais elle vit bien que quelque chose, en moi, n’allait pas du tout). Elle devint maigre et pâle, cessa complètement de rire et se mit à m’implorer, à tout propos, de lui pardonner de m’avoir conseillé de faire publier un extrait de mon roman. Elle me supplia de tout quitter et de partir pour le Midi, au bord de la mer Noire, et de consacrer à ce voyage tout ce qui restait des cent mille roubles.

Elle insista tellement que, pour éviter des discussions – quelque chose me disait que le voyage sur la mer Noire n’aurait pas lieu –, je promis de lui obéir d’ici à quelques jours. Mais elle me dit qu’elle irait elle-même chercher mon billet. Je pris alors tout l’argent qui me restait, soit environ dix mille roubles, et le lui remis.

« – Mais pourquoi ? C’est trop, s’étonna-t-elle.

« Je lui expliquai vaguement que je craignais les voleurs, et que je lui demandais de garder cet argent jusqu’à mon départ. Elle le prit donc et le rangea dans son sac, puis elle m’embrassa en me disant qu’elle préférait mourir plutôt que de me laisser seul dans cet état, mais qu’on l’attendait et qu’elle devait donc se soumettre à la nécessité, mais qu’elle reviendrait demain. Elle me supplia de n’avoir peur de rien.

« C’était à la mi-octobre, au crépuscule. Elle s’en alla. Je m’étendis sur mon divan sans allumer la lampe, et m’endormis. Et soudain, je m’éveillai avec la sensation que la pieuvre était là. Tâtonnant dans le noir, j’eus peine à trouver la lampe, que j’allumai. Ma montre indiquait deux heures du matin. Je m’étais endormi souffrant, je me réveillais franchement malade. Il me sembla soudain que les ténèbres de la nuit d’automne allaient enfoncer la fenêtre et rouler dans la chambre, et que j’allais m’y noyer comme dans un flot d’encre. J’étais désormais comme un homme incapable de se maîtriser. Je criai, et la pensée me vint de me précipiter chez quelqu’un, n’importe qui, fût-ce même mon propriétaire, là-haut dans la maison. Je luttai contre moi-même comme un insensé. Je trouvai la force de me traîner jusqu’au poêle et d’y allumer un feu de bois. Quand il se mit à crépiter, je claquai la porte du poêle et me sentis un peu mieux. Je me précipitai dans l’entrée, fis de la lumière, trouvai une bouteille de vin blanc, la débouchai et me mis à boire au goulot. Mon épouvante en fut quelque peu atténuée – tout au moins au point de m’empêcher de courir chez mon propriétaire –, et je revins près du poêle. J’en ouvris la porte, de sorte que la chaleur commença à me cuire le visage et les mains, et je murmurai :

« – Puisses-tu deviner qu’il m’est arrivé malheur… Viens, viens !…

« Mais personne ne vint. Dans le poêle, le feu ronflait, et la pluie cinglait les vitres. C’est alors qu’eut lieu le dernier événement. Je sortis d’un tiroir les lourdes copies du roman, ainsi que le brouillon manuscrit, et entrepris de tout brûler. C’était terriblement difficile, car le papier couvert d’écriture brûle mal. Je me cassai les ongles à déchirer les cahiers, puis debout devant le poêle, je les glissai un à un entre les bûches et remuai les feuilles à coups de tisonnier. Par moments, malgré mes efforts, la cendre prenait le dessus et étouffait les flammes, mais je me battais avec elle et le roman, en dépit d’une résistance acharnée, succombait. Les mots familiers surgissaient devant mes yeux. Une teinte jaune montait irrésistiblement à l’assaut des pages, mais les mots s’y voyaient encore. Ils ne s’effaçaient que lorsque le papier devenait noir. Tisonnier au poing, j’achevais alors de les écraser avec fureur.

« À ce moment, quelqu’un gratta doucement à la fenêtre. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je plongeai le dernier cahier dans les flammes et me précipitai pour ouvrir. Un petit escalier de briques conduisait du sous-sol à la porte de la cour. Je courus jusqu’à celle-ci en trébuchant et demandai à voix basse :

« – Qui est là ?

« Et une voix – sa voix à elle – répondit :

« – C’est moi…

« Je ne me rappelle pas comment je vins à bout de la chaîne et de la clef. Dès qu’elle fut entrée, elle se serra contre moi, toute trempée et tremblante, les cheveux défaits et les joues mouillées. Je ne pus prononcer qu’un seul mot :

« – Toi… toi ?… et ma voix se brisa, et nous descendîmes les marches en courant.

« Dans l’entrée, elle se débarrassa de son manteau, et nous gagnâmes aussitôt la grande pièce. Avec un faible cri elle arracha du poêle, de ses mains nues, le dernier paquet de feuilles que les flammes avaient commencé de ronger par en dessous, et elle le jeta sur le plancher. Aussitôt, la fumée envahit la chambre. J’éteignis les flammes en les piétinant, tandis qu’elle s’effondrait sur le divan et se mettait à sangloter convulsivement, sans pouvoir se retenir.

« Quand elle fut un peu calmée, je lui dis :

« – J’ai pris ce roman en haine, et j’ai peur. Je suis malade, la terreur me ronge.