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– Mais dites-moi, qu’est-il arrivé ensuite à Yeshoua et Pilate ? demanda Ivan. Je vous en prie, j’ai besoin de le savoir.

– Ah ! non, non ! répondit le visiteur avec une grimace douloureuse. Quand je pense à mon roman, j’en ai la chair de poule. Mais votre homme de l’étang du Patriarche pourrait vous dire cela bien mieux que moi. Merci d’avoir bien voulu bavarder avec moi. Au revoir.

Avant que le poète eût le temps d’esquisser un geste, le grillage se referma avec un léger cliquetis, et le visiteur nocturne disparut.

CHAPITRE XIV. Gloire au coq !

Ses nerfs ayant, comme on dit, craqué, Rimski, sans attendre la fin de la rédaction du procès-verbal, courut s’enfermer dans son cabinet. Assis à son bureau, les yeux rouges et gonflés, il contemplait les billets de dix roubles magiques étalés devant lui. Et le directeur financier sentait qu’il perdait l’esprit. De dehors montait un grondement continu : c’était le public qui s’écoulait à flots du théâtre. L’oreille, devenue extraordinairement fine, de Rimski perçut tout à coup distinctement la stridulation d’un sifflet de milicien. Par lui-même, ce son n’augure généralement rien de bon. Mais lorsqu’il se répéta, lorsqu’un autre, plus long et plus impérieux, s’y joignit, et lorsque enfin à tout ce bruit vinrent se mêler, parfaitement reconnaissables, de gros rires et même une sorte de hululement, le directeur financier comprit tout de suite qu’il se passait quelque chose dans la rue – quelque chose de scandaleux et d’abominable. Il comprit également – quelque désir qu’il eût de s’aveugler là-dessus – que ce qui se passait était étroitement lié à la détestable séance donnée par le magicien noir et ses acolytes.

Le perspicace directeur financier ne s’était pas trompé.

Il lui suffit de jeter un coup d’œil par la fenêtre qui donnait sur la Sadovaïa pour que son visage se contractât, et il souffla, ou plutôt siffla :

– Ça, je m’en doutais !

Sous la lumière crue des puissants réverbères, il vit sur le trottoir, juste au-dessous de lui, une dame simplement vêtue d’une petite chemise et d’une culotte de couleur violette. La dame portait, il est vrai, un chapeau sur la tête et une ombrelle à la main. La dame était en état de choc et ne savait si elle devait se recroqueviller sur le trottoir ou prendre la fuite. Autour d’elle la foule, mi-clouée sur place, mi-désireuse de prendre la fuite, s’agitait dans la plus grande confusion, tout en émettant ces rires gras qui avaient donné froid dans le dos au directeur financier. Près de la dame, un citoyen qui avait hâtivement dépouillé son léger pardessus d’été se démenait, ne parvenant pas, à cause de l’émotion, à se dépêtrer de la manche où sa main s’était prise.

Des cris et des mugissements de rires partirent d’un autre endroit, exactement devant l’entrée de gauche du théâtre. Tournant la tête de ce côté, Grigori Danilovitch aperçut une seconde dame – en lingerie rose. Celle-ci bondit de la chaussée sur le trottoir, afin de se cacher dans l’entrée, mais le public qui sortait en foule du théâtre lui barrait le chemin, et la pauvre victime du commerce frauduleux de l’immonde Fagot – victime aussi de sa propre légèreté et de son amour immodéré de la toilette – ne souhaita plus qu’une chose : disparaître sous terre. Vrillant l’air de ses coups de sifflet, un milicien s’élançait vers la malheureuse, suivi de près par un groupe de joyeux drilles en casquettes, principaux auteurs de ces hennissements d’hilarité.

Près de la première dame déshabillée, un cocher maigre à grosse moustache arrêta net sa haridelle fourbue, et sa figure moustachue s’alluma d’un sourire égrillard.

Rimski se frappa le front du poing, cracha et s’écarta précipitamment de la fenêtre. Il demeura quelques instants assis à son bureau, écoutant le bruit de la rue. En différents points, les coups de sifflets redoublèrent, puis faiblirent et cessèrent tout à fait. À l’étonnement de Rimski, le scandale fut liquidé avec une célérité inattendue.

Le temps était venu d’agir, de boire la coupe amère de la responsabilité. Les appareils ayant été réparés pendant la troisième partie du spectacle, il fallait téléphoner, informer qui de droit de ce qui s’était passé, demander de l’aide, inventer des justifications, tout faire retomber sur Likhodieïev pour se mettre soi-même hors de cause, et ainsi de suite. Zut, quelle poisse !

Par deux fois, le malheureux directeur financier posa la main sur le téléphone, et par deux fois il la retira. Et soudain, le silence sépulcral qui régnait dans la pièce fut déchiré par le téléphone lui-même, dont la sonnerie éclata en plein visage du directeur financier qui, saisi, sursauta. « Sapristi ! J’ai les nerfs sérieusement détraqués ! » pensa-t-il en décrochant le récepteur. Il l’avait à peine porté à son oreille qu’il l’en écarta vivement, le visage blanc comme du papier. Une douce voix de femme, à la fois insinuante et perverse, chuchotait dans l’appareil :

– Ne téléphone à personne, Rimski. Sinon, ça ira mal…

Un silence de mort se fit aussitôt dans le récepteur. Le directeur financier en eut des frissons dans le dos ; il raccrocha et, involontairement, regarda la fenêtre derrière lui. À travers les branches maigres et à peine verdissantes d’un orme, il vit la lune courir dans la transparence d’un nuage. Fixant, on ne sait pourquoi, les branches de l’orme, Rimski sentit que plus il les contemplait, plus la peur l’envahissait, grandissait en lui.

Enfin, au prix d’un pénible effort, le directeur financier se détourna de la croisée inondée de lune et se leva. Il n’était plus, il ne pouvait plus être question de téléphoner, et le directeur financier ne songea plus qu’à une chose : comment sortir du théâtre au plus vite.

Il prêta l’oreille : un silence profond régnait dans la vaste maison. Rimski comprit que, depuis longtemps déjà, il était seul à l’étage, et une peur enfantine, insurmontable, s’empara de lui à cette idée. Il ne put s’empêcher de frémir à la pensée qu’il allait lui falloir parcourir seul les longs corridors déserts, descendre seul les escaliers vides. D’un geste fébrile, il ramassa sur son bureau les billets de dix roubles – produit de quelque tour d’hypnotisme –, les fourra dans sa serviette et toussa, afin de se donner un peu de courage. Mais il ne put émettre qu’un toussotement faible et enroué.

À ce moment, il sentit comme un air d’humidité putride s’insinuer sous la porte et se répandre dans la pièce. Un frisson lui passa dans le dos. Au même instant, une horloge se mit soudain à sonner quelque part, égrenant les douze coups de minuit. Le directeur financier en trembla. Mais le cœur lui manqua tout à fait lorsqu’il perçut le faible bruit d’une clef qui tournait dans la serrure. Ses mains moites et glacées cramponnées à la serviette, le directeur financier sentit que, si le léger cliquetis de la serrure ne cessait pas à l’instant, il allait se mettre à hurler.

Enfin la porte céda aux efforts du mystérieux visiteur, le battant tourna sur ses gonds, et Rimski vit entrer silencieusement dans son bureau Varienoukha. Les jambes de Rimski se dérobèrent sous lui et il tomba assis dans un fauteuil, fort heureusement placé derrière lui. Il aspira avidement une bouffée d’air, esquissa un sourire quelque peu obséquieux et dit faiblement :

– Bon Dieu, que tu m’as fait peur…

Qui n’eût pas été effrayé, en effet, par cette soudaine apparition ? Et cependant, elle fut en même temps la cause d’une grande joie : enfin, le bout d’un fil conducteur, tout au moins, semblait sortir de l’écheveau excessivement embrouillé de cette affaire.