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– Allons ! jeta Rimski d’une voix rauque en se raccrochant à ce bout de fil. Parle ! Parle vite ! Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ?

– Excuse-moi, je te prie, dit l’intrus d’une voix sourde en refermant la porte. Je croyais que tu étais déjà parti.

Et Varienoukha, sans ôter sa casquette, s’approcha d’un fauteuil, de l’autre côté du bureau, et s’assit.

Il faut dire que la réponse de Varienoukha était empreinte d’une certaine singularité ; si légère qu’elle fût, cette bizarrerie ne manqua pas de piquer au vif le directeur financier qui pouvait, dans le moment présent, rivaliser de sensibilité avec les meilleurs séismographes du monde. Comment donc ? Pourquoi Varienoukha était-il entré dans le cabinet du directeur financier, s’il croyait que celui-ci n’y était pas ? D’abord il avait son propre bureau – et d’une. Et de deux : quelle que fût l’entrée empruntée par Varienoukha pour pénétrer dans le théâtre, il ne pouvait manquer de rencontrer au moins l’un des gardiens de nuit, qui tous avaient été prévenus que Grigori Danilovitch Rimski allait demeurer encore quelque temps dans son bureau. Mais le directeur financier ne médita pas longtemps sur cette étrangeté : ce n’était pas le moment.

– Pourquoi n’as-tu pas téléphoné ? Et qu’est-ce que tout ce guignol à propos de Yalta ?

– Exactement ce que j’avais dit, répliqua l’administrateur en claquant des lèvres, comme si une dent cariée le tourmentait. On l’a trouvé dans une gargote, à Pouchkino.

– Comment, à Pouchkino ? Mais c’est près de Moscou ! Et les télégrammes de Yalta ?

– Quel Yalta ! La barbe avec Yalta ! Il a soûlé le télégraphiste de Pouchkino, et à eux deux ils ont imaginé toutes sortes de plaisanteries stupides, comme d’envoyer des télégrammes marqués Yalta.

– Ah ! ah… Ah ! ah… Ah ! bon. Bon, bon…, dit – ou plutôt psalmodia – Rimski.

En même temps une petite flamme jaune s’allumait dans ses yeux, car son imagination venait de lui montrer un tableau des plus réjouissants : Stepan Likhodieïev ignominieusement destitué de son poste. La délivrance ! Lui, directeur financier, enfin délivré de ce fléau incarné Likhodieïev ! Stepan Bogdanovitch destitué – et qui sait ? – peut-être pis encore…

– Les détails ! dit Rimski en frappant la table d’un coup de presse-papiers.

Et Varienoukha raconta les détails. À peine s’était-il présenté là où le directeur financier l’avait envoyé qu’il fut reçu immédiatement et écouté avec la plus grande attention. Bien entendu, personne n’admit, même un instant, l’idée que Stepan pouvait se trouver à Yalta. Tous adoptèrent d’emblée l’hypothèse de Varienoukha, selon qui Likhodieïev, évidemment, se trouvait au Yalta de Pouchkino.

– Mais où est-il maintenant ? coupa le directeur financier, fort agité.

– Hé ! Où veux-tu qu’il soit ? répondit l’administrateur avec un sourire torve. Au commissariat, naturellement, en train de dessouler dans la cellule spéciale !

– Bon, ça ! Parfait !

Varienoukha poursuivit son récit, et plus il avançait, plus la longue chaîne des goujateries et des scandaleux méfaits de Likhodieïev se déroulait avec éclat aux yeux du directeur financier, et chaque maillon de cette chaîne se révélait pire que le précédent. Stepan n’avait-il pas imaginé, par exemple, de danser, complètement ivre, dans les bras d’un télégraphiste, sur la pelouse du bureau de poste de Pouchkino, accompagné par un joueur d’orgue de Barbarie qui n’avait sans doute rien de mieux à faire ! Ou de pourchasser sauvagement des citoyennes glapissantes de frayeur ! Ou d’essayer de se battre avec un serveur, encore au Yalta ! Ou d’éparpiller des poignées de ciboulette sur le plancher, toujours au Yalta ! Ou de casser d’un coup huit bouteilles de vin blanc sec Aï-Danil. Ou de démolir le compteur d’un taxi dont le chauffeur avait refusé de lui passer le volant. Ou de menacer de faire arrêter des citoyens qui avaient essayé de mettre un terme à ses cochonneries… Bref, une horreur noire !

Stepan était bien connu dans les milieux théâtraux de Moscou, et tout le monde savait que « ce type-là n’était pas un cadeau ! ». Mais cette fois, ce que racontait l’administrateur – même venant de Stepan – c’était trop. C’était même beaucoup trop…

Par-dessus le bureau, Rimski scrutait d’un regard acéré le visage de l’administrateur, et plus celui-ci parlait, plus ce regard devenait sombre. Plus les horribles détails dont l’administrateur truffait son récit étaient vivants et pittoresques, plus le directeur financier doutait de la vérité de ce récit. Lorsque enfin Varienoukha déclara que Stepan avait dépassé les bornes au point d’essayer de résister à ceux qui étaient venus le chercher pour le ramener à Moscou, le directeur financier fut définitivement convaincu que tout ce que lui racontait cet administrateur inopinément reparu à minuit n’était que mensonge – mensonge du premier mot au dernier !

Varienoukha n’était pas allé à Pouchkino, et Stepan lui-même ne s’était jamais trouvé à Pouchkino. Il n’y avait pas eu de télégraphiste ivre, pas de verre brisé au Yalta. Stepan n’avait pas été attaché avec des cordes… rien de tout cela n’avait existé.

À peine le directeur financier eut-il acquis la certitude que l’administrateur lui mentait qu’un frisson de terreur parcourut son corps des pieds à la tête ; et de nouveau, par deux fois, il eut la sensation qu’une humidité putride et délétère se répandait sur le plancher. Sans quitter un instant des yeux l’administrateur – lequel, étrangement recroquevillé dans son fauteuil, s’efforçait constamment de ne pas sortir de l’ombre bleue de la lampe de bureau et, chose bizarre, se dissimulait à moitié derrière un journal comme pour se protéger de la faible lumière de la lampe –, le directeur financier n’avait plus qu’une pensée : qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Pourquoi, dans ce théâtre silencieux et vide où il était rentré si tard, l’administrateur lui mentait-il avec cette impudence ? Et la conscience d’un danger – d’un danger inconnu, mais redoutable – commença à torturer l’âme de Rimski. Faisant semblant de ne pas remarquer les simagrées et les misérables ruses auxquelles Varienoukha se livrait avec son journal, Rimski se mit à examiner le visage de l’administrateur en ne prêtant plus qu’une attention distraite et intermittente aux divagations de celui-ci. Bien plus que les mystérieuses raisons de ce roman d’aventures fantaisiste et calomnieux à propos de Pouchkino, il y avait une chose que le directeur financier cherchait à s’expliquer : c’était l’étrange altération survenue dans l’aspect et les manières de Varienoukha.

Celui-ci avait beau tirer sur ses yeux la visière de sa casquette pour jeter de l’ombre sur son visage, il avait beau tourner et retourner son journal, cela n’empêcha pas le directeur financier de voir l’énorme bleu qui marquait sa figure, du côté droit, tout près du nez. De plus, le visage habituellement haut en couleur de l’administrateur était maintenant d’une pâleur crayeuse, morbide, et son cou, malgré la chaleur lourde de cette nuit, était frileusement enveloppé dans un vieux cache-col à rayures. Si l’on ajoute à cela la dégoûtante habitude de clapper et de passer sa langue sur ses dents que l’administrateur semblait avoir contractée durant son absence, la profonde altération de sa voix, devenue sourde et bourrue, la fourberie et la couardise qui semblaient constamment tapies au fond de ses yeux, on peut en conclure avec assurance qu’Ivan Savelievitch Varienoukha était devenu méconnaissable.