L’homme à la plaque jeta un coup d’œil à l’horloge lumineuse et arracha les billets de dix roubles des mains de Rimski.
Cinq minutes plus tard, le rapide quittait la coupole vitrée de la gare et s’enfonçait dans les ténèbres, emportant Rimski.
CHAPITRE XV. Le songe de Nicanor Ivanovitch
Le gros homme à physionomie rubiconde que l’on venait d’installer dans la chambre n° 119 de la clinique – on le devine aisément – n’était autre que Nicanor Ivanovitch Bossoï.
Cependant, il n’avait pas été amené directement chez le professeur Stravinski, mais il avait dû faire, au préalable, un bref séjour dans un autre endroit. De cet autre endroit, la mémoire de Nicanor Ivanovitch ne retint que peu de chose. Il se rappela seulement y avoir vu un bureau, une armoire et un divan.
C’est là, cependant, que Nicanor Ivanovitch, dont la vue devait être quelque peu brouillée par l’afflux de sang et une grande agitation d’esprit, eut une première conversation ; mais cette conversation prit tout de suite une tournure bizarre, extrêmement confuse – ou, pour mieux dire, ne prit aucune tournure.
La première question posée à Nicanor Ivanovitch fut celle-ci :
– Vous êtes Nicanor Ivanovitch Bossoï, président du comité d’immeuble du 302 bis rue Sadovaïa ?
À quoi Nicanor Ivanovitch, éclatant d’un rire affreux, répondit littéralement ainsi :
– Je suis Nicanor, naturellement, Nicanor ! Mais président : moi ? Quelle farce !
– Que voulez-vous dire ? demanda-t-on à Nicanor Ivanovitch en fronçant les sourcils.
– Hé, tout bonnement que, si j’étais président, j’aurais dû faire tout de suite un constat comme quoi c’était l’esprit du mal ! Et qu’est-ce que ça serait d’autre, hein ? Interprète de l’étranger, lui, avec son lorgnon cassé et ses espèces de loques ?
– Mais de qui parlez-vous ? demanda-t-on à Nicanor Ivanovitch.
– De Koroviev ! cria Nicanor Ivanovitch. Koroviev, qui s’est planqué chez nous, à l’appartement 50 ! Écrivez Ko-ro-viev ! Il faut immédiatement lui mettre la main au collet ! Écrivez : escalier 6. C’est là.
– Où as-tu trouvé les devises ? demanda-t-on avec cordialité à Nicanor Ivanovitch.
– Dieu vrai, Dieu tout-puissant ! s’exclama Nicanor Ivanovitch. Vous voyez tout. Ma dernière heure est arrivée. Je n’ai jamais eu entre les mains, je n’ai jamais soupçonné que j’avais je ne sais quelles devises ! Dieu me punit pour mes abominations ! (continua avec feu Nicanor Ivanovitch qui, à tout moment, se signait, déboutonnait sa chemise ou la reboutonnait.) J’ai touché des pots de vin, c’est vrai. Mais c’était de l’argent… de chez nous, soviétique ! J’ai signé des bons de logement pour de l’argent, je le reconnais. Mais Prolejniev, notre secrétaire – c’est un joli coco, lui aussi. – D’ailleurs, à la gérance de l’immeuble, c’est tous des voleurs… Mais j’ai jamais touché de devises !
Comme on le priait de ne pas faire l’imbécile, mais de raconter plutôt comment les dollars étaient venus dans la bouche d’aération, Nicanor Ivanovitch tomba à genoux et bascula en avant, la bouche ouverte, comme s’il voulait avaler une latte du parquet.
– Faut-il que je mange la terre, beugla-t-il, pour vous prouver que je n’ai pas touché de devises ? Et que Koroviev est le diable ?
Toute patience a ses limites. De l’autre côté de la table, on haussa le ton, et on donna à entendre à Nicanor Ivanovitch qu’il était grand temps pour lui de parler un langage humain.
À ce moment, la salle au divan retentit d’un hurlement sauvage de Nicanor Ivanovitch, qui bondit sur ses pieds :
– Le voilà ! Là, derrière l’armoire ! Il ricane ! Son lorgnon… Attrapez-le ! Aspergez la salle d’eau bénite !
D’un seul coup, le sang avait reflué de son visage. Tremblant de tous ses membres, il se mit à tracer de grands signes de croix en l’air, courut à la porte, revint sur ses pas, ne sachant où aller, entonna une espèce de prière – enfin, battit complètement la campagne.
Il était parfaitement clair, désormais, que Nicanor Ivanovitch était absolument incapable de participer à une conversation. On l’emmena et on l’installa dans une pièce isolée, où il se calma un peu, se contentant de prier et de pleurer à gros sanglots.
On se rendit, bien entendu, rue Sadovaïa, où l’on visita l’appartement 50. Mais on n’y trouva nul Koroviev, et personne dans l’immeuble n’avait vu ni ne connaissait Koroviev. L’appartement qu’avait occupé le défunt Berlioz – ainsi que Likhodieïev avant son départ pour Yalta – était vide. Aux portes des meubles qui garnissaient le cabinet de travail, les scellés de cire, que nul n’avait détériorés, pendaient paisiblement. On les enleva et, en quittant le 302 bis rue Sadovaïa, on n’oublia pas d’emmener – complètement désemparé et abasourdi – le secrétaire Prolejniev.
Le soir, Nicanor Ivanovitch fut remis entre les mains du personnel de la clinique du professeur Stravinski. Il s’y montra à ce point agité qu’on dut, selon les prescriptions de Stravinski, lui faire une piqûre, et c’est seulement passé minuit que Nicanor Ivanovitch s’endormit dans la chambre 119, non sans pousser de temps à autre une sorte de mugissement étouffé, pénible et douloureux.
Mais, avec le temps, son sommeil devint meilleur, plus aisé. Il cessa de remuer et de geindre, sa respiration se fit légère et égale, et on le laissa seul.
Nicanor Ivanovitch fut alors visité par un songe, fondé incontestablement sur ses tribulations de la journée. Au début, Nicanor Ivanovitch eut la vision de gens inconnus, qui tenaient les trompettes d’or à la main et qui l’accompagnaient, d’un air plein de solennité, vers de grandes portes vernies. Arrivée devant ces portes, l’escorte de Nicanor Ivanovitch joua une fanfare, et une voix retentissante descendue du ciel dit gaiement :
– Soyez le bienvenu, Nicanor Ivanovitch, et rendez vos devises !
Extrêmement étonné, Nicanor Ivanovitch vit au-dessus de lui un haut-parleur noir.
Ensuite, sans savoir comment, il se trouva dans une salle de théâtre où, sous le plafond, doré, étincelaient des lustres de cristal, tandis qu’aux murs brûlaient des quinquets. Tout était comme il convient dans un théâtre de petites dimensions, mais de grande richesse. Il y avait une scène, fermée par un rideau de velours cramoisi constellé non pas d’étoiles mais d’images agrandies de pièces de dix roubles en or ; il y avait un trou du souffleur, et même un public.
Nicanor Ivanovitch constata avec étonnement que toute cette assistance était du même sexe – masculin – et que tous les spectateurs, on ne sait pourquoi, portaient la barbe. En outre, il fut frappé de voir qu’il n’y avait aucune chaise dans la salle, et que tout le public était assis sur le parquet, merveilleusement ciré et glissant.
Rougissant de confusion dans cette société distinguée et nouvelle pour lui, Nicanor Ivanovitch, après quelques hésitations, suivit l’exemple général et s’assit à la turque sur le plancher, casé entre une espèce de géant à barbe rousse et un citoyen pâle qui portait une barbe de plusieurs jours. Personne dans l’assistance n’accorda la moindre attention à ce nouveau spectateur.
À cet instant, une clochette tinta doucement, la lumière s’éteignit dans la salle et le rideau s’ouvrit, découvrant la scène éclairée où étaient disposés un fauteuil et une table sur laquelle se trouvait une petite clochette d’or. Le fond de la scène était drapé d’un épais velours noir.
Un artiste en smoking sortit alors des coulisses. C’était un jeune homme soigneusement rasé, aux cheveux séparés par une raie et au visage fort agréable. Un mouvement parcourut la salle, et toutes les têtes se tournèrent vers la scène. L’artiste s’approcha du trou du souffleur et se frotta les mains.