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C’est précisément sous cet arbre, incapable de donner de l’ombre, que s’était installé cet unique spectateur – et non acteur – du supplice ; et il était assis sur une pierre depuis le début, c’est-à-dire depuis plus de trois heures déjà. Vraiment, pour assister à l’exécution, il n’avait pas choisi la meilleure place, mais bien la plus mauvaise. De là, malgré tout, on pouvait voir les piloris – on pouvait les voir par-delà les soldats alignés, par-delà deux taches étincelantes sur la poitrine du centurion – et pour un homme qui, manifestement, désirait passer inaperçu et n’être dérangé par personne, cela paraissait amplement suffisant.

Quatre heures auparavant, cependant, alors que le supplice commençait à peine, cet homme s’était conduit tout autrement, et s’était fait très nettement remarquer ; c’est pourquoi, sans doute, il avait changé d’attitude et s’était ainsi retiré à l’écart.

Au moment précis, en effet, où le cortège franchissait le deuxième cordon de légionnaires et atteignait le sommet, il fut le premier à sortir de la foule et à se précipiter en avant, comme s’il redoutait d’arriver trop tard. Haletant, coudes au corps, il gravit en courant le versant de la colline ; lorsqu’il vit que devant lui, comme devant tous les autres, les soldats serraient les rangs pour interdire le passage, il tenta naïvement, en feignant de ne pas comprendre les apostrophes furieuses qui lui étaient adressées, de forcer le barrage pour parvenir au lieu du supplice, où l’on faisait déjà descendre les condamnés du chariot. Cela lui valut de recevoir dans la poitrine un rude coup de manche de lance, et il fit un bond en arrière en poussant un cri, non de douleur, mais de désespoir. Comme insensible à la souffrance physique, il enveloppa le légionnaire qui l’avait frappé d’un regard terne et totalement indifférent.

Se tenant la poitrine, toussant et suffoquant, il courut autour de la colline, vers le côté nord, avec l’espoir de trouver, dans la chaîne des soldats, une ouverture par où il pourrait se glisser. Mais il était trop tard : le cercle était déjà refermé. Et l’homme, les traits altérés par un profond chagrin, dut renoncer à ses tentatives d’atteindre les chariots, dont on déchargeait maintenant les piloris. Du reste, ces tentatives n’eussent abouti à rien d’autre qu’à son arrestation immédiate, chose qui, ce jour-là, n’entrait pas du tout dans ses plans.

C’est pourquoi il s’était retiré au bord de ce ravin, sous le figuier – un coin tranquille où personne ne le dérangerait.

À présent, assis sur une pierre, cet homme à la barbe noire et aux yeux rendus chassieux et larmoyants par le soleil et l’insomnie se rongeait de tristesse et d’ennui. Tantôt il soupirait, ouvrant son taleth usé par les pérégrinations et passé du bleu au gris sale, et dénudant ainsi sa poitrine meurtrie par le coup de lance et sillonnée de filets de sueur crasseuse, tantôt, tourmenté par une angoisse intolérable, il levait les yeux au ciel et suivait du regard trois charognards qui, depuis longtemps déjà, planaient très haut en décrivant de larges cercles, dans l’attente du festin proche, tantôt encore, il fixait sur la terre jaune un regard sans espoir et contemplait les restes à peine reconnaissables d’un crâne de chien, autour duquel couraient les lézards.

Et les tourments de cet homme étaient tels que de temps à autre il se mettait à parler tout seul.

– Ô l’imbécile !… gémissait-il en s’agitant sur sa pierre comme pour chasser le mal qui lui taraudait l’âme, et en griffant sa poitrine recuite par le soleil. Je suis un imbécile, une femme sans cervelle, un poltron ! Je ne suis pas un homme, je suis une charogne.

Il se tut, et baissa la tête. Puis, ayant bu un peu d’eau tiède dans une gourde de bois, il parut reprendre vie. De temps en temps, il saisissait le couteau qu’il avait dissimulé sous son taleth, ou bien il prenait le parchemin qu’il avait posé près de lui, sur la pierre, avec une fiole d’encre et un bâtonnet.

Sur ce parchemin, il avait déjà jeté quelques notes :

« Les minutes s’enfuient, et moi, Matthieu Lévi, je suis toujours là, sur le mont Chauve, et la mort ne vient pas ! »

Plus loin :

« Le soleil décline, et la mort ne vient pas. »

Matthieu Lévi prit le parchemin et, de la pointe de son bâtonnet, traça – sans espoir – ces mots :

« Dieu ! Pourquoi ton courroux est-il sur lui ? Envoie-lui la mort ! »

Il eut alors un bref sanglot, sans larmes, et, de nouveau, ses ongles déchirèrent sa poitrine.

La cause du désespoir de Lévi résidait dans le terrible échec qu’ils avaient essuyé, Yeshoua et lui, et, en outre, dans la lourde faute que lui – Lévi – pensait avoir commise. L’avant-veille, dans la journée, Yeshoua et Lévi se trouvaient à Béthanie, près de Jérusalem, où ils avaient été invités par un maraîcher sur lequel les discours de Yeshoua avaient exercé une prodigieuse séduction. Toute la matinée, ils avaient travaillé dans le potager pour aider le maître de la maison, et leur intention était de regagner Jérusalem vers le soir, à la fraîche. Mais soudain, vers midi, Yeshoua parut fort pressé de partir ; il dit qu’il avait une affaire urgente en ville, et s’en alla aussitôt, seul. Telle était donc la première faute de Matthieu Lévi : pourquoi, pourquoi l’avait-il laissé partir seul ?

Le soir vint, mais Matthieu, terrassé soudain par un mal aussi terrible qu’inattendu, ne put rentrer à Jérusalem. Tremblant de fièvre – il avait l’impression que son corps était rempli de feu – il claquait des dents, et à tout instant réclamait à boire.

Il ne pouvait aller nulle part. Il s’étendit sur une couverture de cheval, dans la remise du maraîcher, où il demeura prostré jusqu’à l’aube du vendredi ; son mal le quitta alors aussi brusquement qu’il s’était abattu sur lui. Bien que faible encore et les jambes tremblantes, Lévi, tourmenté par le vague pressentiment d’un malheur, prit hâtivement congé de son hôte et retourna à Jérusalem. Là, il apprit que son pressentiment ne l’avait pas trompé : le malheur était arrivé. Lévi se trouvait dans la foule quand le procurateur annonça la sentence.

Lorsque les condamnés furent conduits vers la colline du supplice, Matthieu suivit les soldats, en tête de la foule des curieux. Tout en marchant, il cherchait un moyen d’attirer, sans se faire remarquer, l’attention de Yeshoua, afin de lui montrer au moins que lui, Lévi, était là, à ses côtés, qu’il ne l’avait pas abandonné pour son dernier voyage, et qu’il priait pour que la mort vînt délivrer Yeshoua le plus vite possible. Mais Yeshoua, qui regardait au loin, vers le lieu où on l’emmenait, ne put évidemment apercevoir Matthieu.

Lorsque le cortège eut parcouru ainsi environ un demi-kilomètre, Matthieu, que la foule poussait tout contre le rang de soldats qui fermait la marche, fut soudain frappé d’une idée, géniale dans sa simplicité, et du même coup, avec cette ardeur qui lui était propre, il s’accabla lui-même de malédictions pour n’y avoir pas songé plus tôt. Les soldats de l’escorte, loin de marcher en rang serré, laissaient entre eux de larges intervalles. Avec beaucoup d’adresse et en calculant bien son coup, on pouvait, courbé en deux, passer comme une flèche entre deux légionnaires, foncer jusqu’au chariot et sauter dessus. Alors, Yeshoua serait délivré de ses souffrances.