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L’homme à la chlamyde rouge qui gravissait la colline en cette cinquième heure du supplice n’était autre que le commandant de la cohorte, venu de Jérusalem au galop, en compagnie d’une ordonnance. Sur un signe de Mort-aux-rats, la ligne des soldats s’ouvrit, et le centurion salua militairement le tribun. Celui-ci prit Mort-aux-rats à part et lui murmura quelques mots. Le centurion salua une seconde fois et se dirigea aussitôt vers le groupe des bourreaux, assis sur des pierres au pied des piloris. Quant au tribun, il dirigea ses pas vers l’homme qui était assis sur un tabouret à trois pieds, et qui, à son approche, se leva avec déférence. Le tribun lui dit également quelques mots à voix basse, et tous deux allèrent vers les piloris. Ils furent rejoints par le chef de la garde du Temple.

Mort-aux-rats se pencha d’un air dégoûté sur des chiffons sales qui gisaient à terre près des piloris : ces chiffons constituaient, récemment encore, les vêtements des criminels, qui revenaient en partage aux bourreaux, mais que ceux-ci avaient refusés, puis il appela deux des tortionnaires et ordonna :

– Suivez-moi !

Du pilori le plus proche parvenaient les accents rauques d’une absurde chanson. L’homme qui y était ligoté – Hestas – avait perdu la raison vers la fin de la troisième heure, à cause du soleil et des mouches ; maintenant, il chantonnait doucement on ne sait quoi à propos de raisin. Toutefois il secouait encore, par moments, sa tête coiffée d’un turban ; alors les mouches s’envolaient paresseusement de son visage, pour revenir s’y poser l’instant d’après.

Au second pilori, Dismas souffrait plus que les deux autres, car l’obscurité n’avait pas envahi son esprit, et il secouait la tête presque sans arrêt et en cadence – une fois à droite, une fois à gauche – jusqu’à toucher de l’oreille son épaule.

Yeshoua, lui, avait eu plus de chance. Dès la première heure il était tombé plusieurs fois en syncope, et, depuis, il avait sombré dans l’inconscience. Sa tête pendait sur sa poitrine, et son turban s’était déroulé. Aussi était-il littéralement couvert de mouches et de taons, au point que son visage avait disparu sous un masque noir et grouillant. Son aine, son ventre, ses aisselles étaient envahis de taons gros et gras qu suçaient son corps nu et jaune.

Obéissant aux ordres que l’homme au capuchon leur donnait par gestes, les deux bourreaux apportèrent près du pilori de Yeshoua l’un une lance, l’autre un seau et une éponge. Le premier leva sa lance et en frappa légèrement, l’un après l’autre, les deux bras de Yeshoua, tendus et attachés par des cordes à la barre transversale du pilori. Le corps, où les côtes faisaient saillie sous la peau, eut un sursaut. Le bourreau fit glisser la pointe de sa lance le long du ventre. Yeshoua leva alors la tête. Les mouches s’envolèrent en bourdonnant, et l’on vit apparaître un visage aux yeux gonflés, boursouflé par les morsures, un visage méconnaissable.

Ha-Nozri parvint à décoller ses paupières, et regarda à ses pieds. Ses yeux, habituellement clairs, étaient maintenant troubles et voilés.

– Ha-Nozri ! appela le bourreau.

Ha-Nozri remua ses lèvres tuméfiées et répondit d’une voix de rogomme, une vraie voix de brigand :

– Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi t’approches-tu de moi ?

– Bois ! dit le bourreau, et, du bout de sa lance, il présenta aux lèvres de Yeshoua l’éponge imbibée d’eau.

Un éclair de joie passa dans les yeux du supplicié, qui colla sa bouche à l’éponge dont il aspira avidement l’humidité. Aussitôt, du pilori voisin, parvint la voix de Dismas :

– C’est pas juste ! Je suis un bandit comme lui !

Dismas tendit ses muscles, mais il ne put remuer, car chacun de ses bras était solidement attaché à la barre transversale par trois anneaux de corde. Rentrant le ventre et s’agrippant des ongles aux extrémités de la poutre, il parvint à tourner la tête vers le pilori de Yeshoua. La colère flamboyait dans ses yeux.

Un épais nuage de poussière, cachant le jour, s’abattit sur le sommet de la colline. Quand la poussière se fut dissipée, le centurion cria :

– Silence au deuxième pilori !

Dismas se tut. Yeshoua détacha ses lèvres de l’éponge. Essayant de donner à sa voix une intonation douce et persuasive – sans y parvenir –, il dit au bourreau d’une voix rauque :

– Donne-lui à boire.

Cependant, il faisait de plus en plus sombre. Le lourd nuage noir, chargé d’eau et de feu, avait déjà envahi la moitié du ciel et courait vers Jérusalem, poussant devant lui un moutonnement de petits nuages blancs. Un éclair accompagné d’un grondement de tonnerre jaillit au-dessus de la colline. Le bourreau ôta l’éponge de sa lance.

– Gloire au généreux hegemon ! dit-il à mi-voix d’un ton solennel, et – doucement – il enfonça sa lance dans le cœur de Yeshoua.

Celui-ci tressaillit, et murmura :

Hegemon

Le sang se mit à couler le long de son ventre. Sa mâchoire inférieure fut agitée d’un tremblement convulsif, puis sa tête retomba sur sa poitrine.

Au second coup de tonnerre, le bourreau avait déjà donné à boire à Dismas. Il prononça alors les mêmes mots :

– Gloire à l’hegemon ! et il le tua.

Hestas, privé de raison, poussa un cri de terreur dès qu’il vit le bourreau près de lui. Mais lorsque l’éponge toucha ses lèvres il émit une sorte de rugissement et y planta ses dents. Quelques secondes plus tard, son corps s’affaissait à son tour, autant que le permettaient les cordes qui l’attachaient.

L’homme au capuchon suivit le bourreau et le centurion, suivis eux-mêmes par le chef de la garde du Temple. L’homme au capuchon s’arrêta au premier pilori, examina attentivement le corps ensanglanté de Yeshoua, toucha un pied de sa main blanche et dit à ses compagnons :

– Il est mort.

La même chose se répéta aux deux autres piloris.

Cela fait, le tribun adressa un signe de tête au centurion, puis se retourna et commença à descendre la colline, en compagnie du chef de la garde du Temple et de l’homme au capuchon. Cependant le jour s’assombrit encore, tandis que des éclairs sillonnaient le ciel noir. Soudain, une flamme en jaillit, et le cri du centurion : « Rompez les rangs ! » fut noyé dans le fracas du tonnerre. Tout heureux, les soldats se coiffèrent de leur casque et se mirent à dévaler la pente.

Les ténèbres couvraient Jérusalem.

Une pluie torrentielle, s’abattant tout d’un coup sur la colline, surprit la centurie à mi-pente. Le déluge fut tel que les soldats, qui continuaient à descendre en courant, furent en un instant poursuivis et rattrapés par des torrents furieux. À tout moment, ils glissaient et tombaient sur la glaise détrempée, dans leur hâte de gagner la surface plane de la route où la cavalerie, trempée jusqu’aux os et déjà presque invisible derrière le rideau de pluie, s’éloignait vers Jérusalem. Quelques minutes plus tard, dans l’épais et fuligineux brouillard de pluie, de nuages et de feu, il ne restait plus, sur la colline, qu’un seul homme.

Brandissant le couteau volé qui allait enfin trouver son utilité, trébuchant, glissant le long des arêtes rocheuses, se raccrochant à ce qui lui tombait sous la main, contraint parfois de se traîner sur les genoux, il grimpait vers les piloris, tantôt disparaissant dans un océan de ténèbres, tantôt illuminé soudain par la trépidation fulgurante d’un éclair.

Les pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles, il atteignit enfin le sommet. Il se dépouilla alors de son taleth chargé de pluie, ne gardant que sa chemise, et il tomba aux pieds de Yeshoua. Ensuite, il coupa les cordes qui lui enserraient les jambes, monta sur le pied du pilori, enlaça Yeshoua d’un bras et détacha les liens qui le maintenaient à la poutre transversale. Le corps nu et mouillé de Yeshoua s’effondra sur Lévi et, l’entraînant dans sa chute, le précipita à terre. Matthieu voulut tout de suite le charger sur ses épaules, mais une pensée – on ne sait trop laquelle – retint son geste. Laissant le corps allongé dans l’eau, bras écartés et tête en arrière, il courut, avec des mouvements désordonnés, dérapant à chaque pas dans la boue liquide, vers les autres piloris. Là aussi, il coupa les cordes, et les deux cadavres glissèrent à terre.