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Et comment s’appelait donc ce magicien ? Vassili Stepanovitch l’ignorait : il n’avait pas assisté à la séance. Les ouvreurs l’ignoraient aussi. L’une des caissières plissa le front, plissa le front, et réfléchit, réfléchit, et dit finalement :

– Wo… Woland, i’m’semble…

Mais peut-être pas Woland ? Peut-être pas Woland. Peut-être Valand.

On appela Bureau des étrangers : ils n’avaient jamais entendu parler d’un Woland – pas plus que d’un Valand – magicien.

Le garçon de courses Karpov déclara qu’à ce qu’il paraissait, ce magicien se serait installé dans l’appartement de Likhodieïev. Naturellement, on s’y rendit immédiatement, mais on n’y trouva point de magicien. Likhodieïev n’y était pas non plus, d’ailleurs. Grounia, la bonne, avait filé elle aussi, mais où ? Personne ne le savait. Et Nicanor Ivanovitch, le gérant de l’immeuble, était parti, et le secrétaire Prolejniev aussi.

Bref, c’était vraiment une histoire à dormir debout : tous les chefs de l’administration avaient disparu, on avait assisté à une séance étrange et scandaleuse, et qui en était l’auteur, et qui en était l’instigateur ? Mystère.

Cependant, midi approchait, heure à laquelle, habituellement, on ouvrait la caisse. Mais il ne pouvait évidemment en être question ! On accrocha incontinent, à la porte des Variétés, un énorme carton sur lequel on avait écrit « Aujourd’hui le spectacle est annulé. » À cette annonce, une vive agitation se propagea tout au long de la queue. Mais après quelques remous la foule fut bien obligée de se disperser, et, au bout d’une heure environ, il ne restait plus personne. Les enquêteurs s’en allèrent pour continuer leur travail ailleurs, on donna congé aux employés, en ne laissant sur place que le service de garde habituel, et les portes du théâtre furent fermées.

Le comptable Vassili Stepanovitch avait maintenant deux tâches urgentes à accomplir. En premier lieu, passer à la Commission des spectacles et des délassements comiques pour faire un rapport sur les événements de la veille, et, deuxièmement, remettre à la section financière des spectacles la recette de la soirée, soit 21 711 roubles.

Soigneux et ordonné, Vassili Stepanovitch empaqueta l’argent dans du papier de journal, noua une ficelle autour du paquet, le rangea dans sa serviette et – montrant ainsi sa parfaite connaissance des instructions – se dirigea non pas, naturellement, vers l’arrêt d’autobus ou de tramway, mais vers la station de taxis.

Il y avait là trois voitures vides, mais dès que leurs chauffeurs virent accourir ce client avec une serviette bourrée sous le bras, ils démarrèrent et lui filèrent sous le nez, non sans lui avoir jeté, pour une raison inconnue, un regard mauvais.

Fort troublé par cette circonstance, le comptable demeura planté là un long moment à se demander ce que cela voulait dire.

Quelques minutes plus tard, une autre voiture vide vint se ranger près du trottoir. Mais le visage du chauffeur se figea instantanément, dès qu’il aperçut le client.

– Vous êtes libre ? demanda Vassili Stepanovitch avec un toussotement étonné.

– Faites voir l’argent, répondit aigrement le chauffeur, sans regarder le client.

De plus en plus surpris, le comptable, serrant sous son bras sa précieuse serviette, sortit son portefeuille et en tira un billet de dix roubles, qu’il montra au chauffeur.

– Rien à faire, dit celui-ci d’un ton bref.

– Je vous demande pardon, mais…, commença le comptable.

Le chauffeur lui coupa la parole :

– Vous avez des billets de trois roubles ?

Complètement dérouté, le comptable tira deux billets de trois roubles de son portefeuille et les montra au chauffeur.

– Montez ! lança celui-ci, et il abaissa son drapeau avec une énergie telle qu’il faillit le démolir. En route !

– C’est que vous n’avez pas de monnaie, peut-être ? demanda timidement le comptable.

– De la monnaie ? J’en ai plein ma poche ! tonitrua le chauffeur, dont le rétroviseur refléta le regard injecté de sang. Ça fait la troisième fois que ça arrive depuis ce matin. Et pour les collègues, c’est pareil ! Le premier qui m’a refilé un billet de dix roubles, l’enfant de salaud, je lui rends sa monnaie : quatre roubles cinquante. Il sort, le salaud ! Cinq minutes après, je regarde : en fait de billet de dix, c’est une étiquette d’eau minérale. (Le chauffeur prononça alors quelques paroles inconvenantes.) L’autre, c’était place Zoubovskaïa. Encore un billet de dix. Je rends trois roubles de monnaie. Le type s’en va. Je fourre le billet dans mon porte-monnaie et crac ! une guêpe me mord le doigt, aïe ! et s’envole !… (De nouveau, le chauffeur glissa dans son récit quelques mots inconvenants.) Et le billet de dix, parti ! Paraît qu’hier soir dans cette espèce de (mots inconvenants) théâtre des Variétés, un salopard de prestidigitateur a fait toute une séance de (mots inconvenants) avec des billets de dix roubles…

Le comptable resta muet, se recroquevilla dans son coin et fit comme s’il entendait le nom même de « Variétés » pour la première fois ; mais en lui-même, il pensa : « Eh bien, eh bien !… »

Arrivé à destination, le comptable paya – sans anicroche –, entra dans l’immeuble et s’engagea dans le couloir qui menait au bureau du chef de service. Mais il eut tôt fait de se rendre compte qu’il tombait mal. Un désordre inhabituel régnait dans les bureaux de la Commission des spectacles. Le fichu dénoué et les yeux écarquillés, une employée passa en courant devant le comptable.

– Rien, rien, rien ! criait-elle, s’adressant on ne sait à qui. Rien, mes petites ! La veste et le pantalon sont là, mais dans la veste, rien de rien !

Elle disparut derrière une porte et aussitôt parvint un bruit de vaisselle brisée. Du secrétariat sortit en courant le chef de la première section de la Commission, que le comptable connaissait bien mais qui se trouvait dans un tel état qu’il ne reconnut pas Vassili Stepanovitch, et disparut à son tour.

Fortement ébranlé, le comptable entra dans le bureau du secrétariat, qui servait en même temps d’antichambre au cabinet du président de la Commission. Mais là, il fut définitivement anéanti.

Derrière la porte fermée du cabinet retentissaient les éclats d’une voix formidable, qui – aucun doute n’était possible – appartenait au président de la Commission, Prokhor Petrovitch. « Il passe un sacré savon à quelqu’un, on dirait… », pensa le comptable effaré. Mais à ce moment, son regard tomba sur un spectacle d’un tout autre genre dans un fauteuil de cuir, la tête renversée sur le dossier, un mouchoir trempé serré dans la main, sanglotant sans retenue, gisait, ses longues jambes étendues jusqu’au milieu de la pièce, la secrétaire personnelle de Prokhor Petrovitch, la belle Anna Richardovna.

Tout le menton d’Anna Richardovna était barbouillé de rouge à lèvres, et le rimmel qui avait coulé de ses yeux avait laissé des traînées noirâtres sur la peau de pêche de ses joues.

Dès qu’elle s’aperçut de la présence du comptable, Anna Richardovna se dressa d’un bond, se jeta sur lui, le saisit aux revers de son veston et le tira à travers le bureau en criant :

– Dieu soit loué ! Enfin, un homme brave ! Ils se sont tous sauvés, tous, ils m’ont trahie ! Venez, allons le voir, je ne sais plus quoi faire ! – et, toujours sanglotante, elle traîna le comptable dans le cabinet du président.

Aussitôt entré dans ce cabinet, le comptable laissa choir sa serviette, et toutes ses idées se retrouvèrent cul par-dessus tête. Il faut avouer qu’il y avait de quoi.

Derrière l’énorme bureau garni d’un massif encrier de cristal, était assis un costume vide, qui faisait courir sur une feuille de papier une plume que pas une goutte d’encre ne maculait. Le costume portait cravate, un stylo émergeait de la pochette, mais, au-dessus du col de la chemise, il n’y avait ni cou ni tête, de même que des manchettes ne sortait aucune main. Le costume paraissait profondément absorbé dans son travail et semblait ne rien remarquer du charivari qui régnait alentour. Cependant, ayant entendu entrer quelqu’un, le costume s’adossa dans son fauteuil. De l’espace situé au-dessus du col partit la voix – que le comptable connaissait bien – de Prokhor Petrovitch :