Dans la rue Vagankov, les passants s’arrêtaient près de la grille de la cour, et s’étonnaient de la gaieté qui régnait à l’annexe.
Dès que le premier couplet fut achevé, le chant s’éteignit tout d’un coup, comme arrêté net, encore une fois, par la baguette d’un chef. Le garçon de courses jura à mi-voix, et disparut.
À ce moment, la porte principale s’ouvrit, livrant passage à un citoyen vêtu d’un manteau de demi-saison, sous lequel passaient les pans d’une blouse blanche. Il était accompagné d’un milicien.
– Faites quelque chose, docteur, je vous en supplie ! cria la demoiselle d’une voix hystérique.
Le secrétaire de l’annexe dévala l’escalier et, visiblement rouge de honte et de confusion, dit en bafouillant :
– Voyez-vous, docteur, c’est un cas d’hypnose collective, de sorte qu’il est absolument indispensable…
Mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge, il laissa sa phrase inachevée, et soudain, d’une voix de ténor, il entonna :
Chilka et Nertchinsk…
– Imbécile ! cria la jeune fille, mais elle n’eut pas le temps de dire à qui elle s’adressait ainsi. Au lieu de cela, elle lança malgré elle une roulade, et entonna à son tour la chanson de Chilka et Nertchinsk.
– Reprenez-vous ! Cessez de chanter ! ordonna le docteur au secrétaire.
Tout montrait que le secrétaire aurait donné n’importe quoi pour s’arrêter de chanter, mais qu’il ne le pouvait pas. Et, accompagné par le chœur, il fit savoir ainsi aux passants que :
Aussitôt le couplet terminé, la jeune fille fut la première servie en gouttes de valériane. Puis le docteur courut distribuer le médicament au secrétaire et aux autres employés.
– Excusez-moi, citoyenne, dit tout à coup Vassili Stepanovitch en se tournant vers la jeune fille. Vous n’auriez pas vu ici un chat noir ?
– Un chat ? Quel chat ? répliqua la demoiselle avec colère. Un âne, c’est un âne que nous avons à l’annexe ! (Sur quoi elle ajouta :) Qu’il entende, ça m’est égal, je vais tout raconter !
Et elle raconta effectivement ce qui s’était passé.
On apprit d’abord que le directeur de l’annexe municipale, « après avoir complètement désorganisé le Service des délassements comiques » (selon les propres termes de la jeune fille), avait été pris de la manie d’organiser des cercles à tout propos et en tout genre.
– Pour jeter de la poudre aux yeux des chefs ! clama la jeune fille.
En l’espace d’un an, le directeur avait trouvé le moyen d’organiser un cercle pour l’étude de Lermontov, un cercle d’échecs, un cercle de dames, un cercle de ping-pong et un cercle d’équitation. Pour l’été, il menaçait d’organiser un cercle de canotage en eau douce et un cercle d’alpinisme. Et aujourd’hui, à la pause du déjeuner, le voilà qui entre à la cantine…
– … Bras dessus, bras dessous avec une espèce de sale type, poursuivit la jeune fille, sorti on ne sait d’où, avec un affreux pantalon à carreaux, un lorgnon cassé et…, enfin, une gueule absolument impossible !…
Aussitôt – toujours selon la jeune fille – il présenta le nouveau venu, aux employés qui déjeunaient, comme un excellent spécialiste en organisation de cercles de chant choral.
Les visages des futurs alpinistes s’assombrirent, mais le directeur fit appel à la vaillance de tous. Quant au spécialiste, il plaisanta, fit de l’esprit, et leur jura la main sur le cœur que cette activité ne leur prendrait qu’un temps dérisoire, alors qu’elle leur apporterait – soit dit en passant – des tombereaux d’avantages.
Bien entendu, déclara la jeune fille, Fanov et Kossartchouk, les deux lèche-bottes bien connus de l’annexe, furent les premiers à se précipiter pour s’inscrire. Les autres employés comprirent alors qu’ils n’échapperaient pas au chant choral, et ils durent s’inscrire également à ce cercle. Il fut décidé qu’on chanterait pendant la pause du déjeuner, puisque tout le reste du temps était occupé par Lermontov, le jeu de dames, etc. Le directeur, pour donner l’exemple, annonça qu’il avait une voix de ténor. Ensuite, tout se passa comme dans un mauvais rêve. Le spécialiste chef de chœur au pantalon à carreaux entonna à tue-tête :
– Do, mi, sol, do !…
s’interrompit pour aller débusquer de derrière une armoire quelques timides qui avaient espéré ainsi se soustraire au chant, déclara à Kossartchouk que celui-ci possédait l’oreille absolue, gémit, tempêta, exigea la déférence due à un ancien chantre et maître de chapelle, se cogna le doigt d’un coup de diapason, et supplia tout le monde de vouloir bien entonner « Ô mer sacrée… ».
On entonna. Et on entonna glorieusement. C’était un fait : l’homme à carreaux connaissait fort bien son affaire. Lorsqu’on eut chanté le premier couplet, le chef de chœur s’excusa, dit :
– J’en ai pour une minute… et disparut.
On crut qu’effectivement, il reviendrait dans une minute, et on attendit. Mais dix minutes passèrent, et il ne revenait pas. La joie inonda les employés : il avait filé !
C’est à ce moment que – machinalement pour ainsi dire – ils chantèrent le deuxième couplet. Ils étaient tous entraînés par Kossartchouk, qui n’avait peut-être pas l’oreille absolue, mais possédait un ténor léger assez agréable. On termina la chanson. Et toujours pas de chantre ! Tous regagnèrent leurs bureaux, mais ils n’eurent même pas le temps de s’asseoir. Bien que n’en ayant aucune envie, ils se remirent à chanter. Quant à s’arrêter, il n’en était pas question. Et depuis, c’était ainsi : après une chanson, ils se taisaient trois minutes – et en entonnaient une nouvelle, se taisaient, et entonnaient encore ! C’est alors qu’ils comprirent l’étendue de leur malheur. De honte, le directeur s’enferma dans son bureau.
À ce moment, le récit de la demoiselle s’interrompit brusquement : la valériane n’avait servi à rien.
Un quart d’heure plus tard, trois camions franchissaient la grille, rue Vagankov. On y fit monter tout le personnel de l’annexe, directeur en tête.
Au moment précis où le premier camion sortait en cahotant de la cour pour s’engager dans la rue, les employés, debout à l’arrière et se tenant par les épaules, ouvrirent la bouche tous en même temps, et une chanson populaire retentit dans toute la rue. Elle fut aussitôt reprise en chœur dans le deuxième camion, puis dans le troisième. Et il en fut ainsi tout au long de la route. Les passants, qui se hâtaient d’aller à leurs affaires, se contentaient de jeter un rapide coup d’œil sur les camions, nullement étonnés, pensant qu’il s’agissait d’un départ en excursion dans la campagne environnante. On se dirigeait effectivement, du reste, vers la campagne environnante, non point pour une excursion, mais pour la clinique du professeur Stravinski.
Quant au comptable, il avait tout à fait perdu la tête. Au bout d’une demi-heure, il arriva tout de même à la section financière, animé par l’espoir de se débarrasser enfin de l’argent de l’État. Instruit par l’expérience, il commença par jeter un regard prudent à la longue salle où, derrière des vitres dépolies qui portaient des inscriptions en lettres d’or, siégeaient les employés. Mais il ne put découvrir aucun indice de trouble ou de scandale. Le calme régnait, comme il convient dans une administration qui se respecte.
Vassili Stepanovitch passa la tête par le guichet au-dessus duquel était inscrit le mot « Versements », salua l’employé – qu’il voyait pour la première fois – et demanda poliment un bulletin de versement.