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« Pour quoi faire ? » demanda l’employé.

Le comptable s’étonna.

– Mais pour verser de l’argent. Je suis des Variétés.

– Une minute, dit l’employé, et d’un geste vif, il ferma le grillage de son guichet.

« Bizarre !… » pensa le comptable. Son étonnement était parfaitement naturel. C’était la première fois de sa vie qu’il avait affaire à un cas de ce genre. Chacun sait combien il est difficile de toucher de l’argent, et que l’on a toujours, dans ce domaine, toutes sortes d’obstacles à surmonter. Mais en trente ans de pratique, le comptable n’avait jamais vu quelqu’un – qu’il s’agît d’une personne physique ou morale – faire des difficultés pour recevoir de l’argent.

Enfin, le grillage se rouvrit, et le comptable colla de nouveau sa tête au guichet.

– C’est une grosse somme ? demanda l’employé.

– Vingt et un mille sept cent onze roubles.

– Oh ! oh ! fit l’employé d’un ton curieusement ironique, et il tendit au comptable une formule verte.

Parfaitement au courant des formalités, le comptable remplit celle-ci en un clin d’œil, et dénoua la ficelle de son paquet. Il écarta le papier de journal. Alors, sa vue se brouilla, et il poussa une sorte de mugissement douloureux.

Devant ses yeux venait de s’épanouir une masse d’argent étranger : dollars canadiens, livres anglaises, guldens hollandais, lats lettoniens, kroons estoniens…

– C’est lui ! C’est un des aigrefins des Variétés ! lança une voix rude par-dessus la tête du comptable écrasé.

Et Vassili Stepanovitch fut immédiatement arrêté.

CHAPITRE XVIII. Des visiteurs malchanceux

Au moment où le zélé comptable quittait son taxi pour aller tomber sur le costume qui écrivait tout seul, le train de Kiev entrait en gare à Moscou. Parmi d’autres, un voyageur convenablement vêtu, portant une petite valise de fibre, descendit de la voiture 9, un wagon de première classe réservé. Ce voyageur n’était autre que l’oncle du défunt Berlioz, Maximilien Andreïevitch Poplavski, économiste-planificateur, qui habitait à Kiev, dans l’ancienne rue de l’Institut. L’arrivée de Maximilien Andreïevitch avait pour cause directe un télégramme, qu’il avait reçu l’avant-veille, tard dans la soirée, et ainsi libellé :

VIENS D’AVOIR TÊTE COUPÉE

PAR TRAMWAY AU PATRIARCHE

OBSÈQUES VENDREDI 15 HEURES VIENS – BERLIOZ.

Maximilien Andreïevitch était considéré, à juste titre, comme l’un des hommes les plus intelligents de Kiev. Mais un tel télégramme est de nature à jeter dans l’embarras l’homme le plus intelligent du monde. Dès l’instant où quelqu’un télégraphie qu’il a eu la tête coupée, c’est qu’elle ne l’est pas complètement, et qu’il est toujours en vie. Mais alors, comment peut-il être question d’obsèques ? Est-ce parce que, étant au plus mal, il prévoit qu’il va mourir ? C’est possible, mais alors, il y a là une précision étrange au plus haut point : comment peut-il savoir que ses propres obsèques auront lieu vendredi à trois heures de l’après-midi ? Curieux télégramme !

Cependant, les gens intelligents sont justement intelligents en ceci qu’ils savent démêler les choses les plus embrouillées. C’était très simple. Une erreur s’était produite, et c’est un texte déformé qui avait été transmis. Incontestablement, les mots « viens d’avoir » appartenaient à un autre télégramme, et ils étaient venus prendre la place du mot « Berlioz », qui, lui, avait été rejeté à la fin de la dépêche, sous la forme d’une signature. Ainsi corrigé, le télégramme prenait un sens parfaitement clair, bien que tragique, naturellement.

Aussi, quand l’explosion de douleur que cette nouvelle avait provoquée chez l’épouse de Maximilien Andreïevitch se fut quelque peu apaisée, celui-ci se prépara-t-il sur-le-champ à partir pour Moscou.

Ici, il nous faut révéler un petit secret de Maximilien Andreïevitch. Certes, il plaignait sincèrement le neveu de sa femme, emporté dans la fleur de l’âge. Mais en homme pratique, il se rendait bien compte, évidemment, que sa présence aux obsèques n’avait rien de particulièrement indispensable. Et, néanmoins, Maximilien Andreïevitch avait hâte d’arriver à Moscou. Pour quelle raison ? Pour une seule : l’appartement. Un appartement à Moscou, c’est chose sérieuse ! On ne sait pourquoi, Maximilien Andreïevitch n’aimait pas Kiev, et, ces derniers temps, la pensée d’habiter Moscou le rongeait à tel point qu’il n’en dormait plus, ou très mal.

Il n’éprouvait aucune joie à voir les crues de printemps du Dniepr, quand l’eau, noyant les îles de la rive basse, s’étendait jusqu’à se confondre avec l’horizon. Il n’éprouvait aucune joie devant la saisissante beauté du paysage que l’on découvre lorsqu’on est au pied du monument au prince Vladimir. Les taches de soleil qui, au printemps, jouent sur les sentiers revêtus de poussière de brique qui escaladent la colline Vladimir ne le réjouissaient pas. Il ne voulait rien voir de tout cela. Il ne voulait qu’une chose : aller vivre à Moscou.

Les annonces qu’il avait mises dans les journaux, pour proposer l’échange de son appartement de la rue de l’Institut contre un logement plus petit à Moscou, n’avaient donné aucun résultat. Il ne trouva pas de candidats, ou s’il réussit à en dénicher un ou deux, les propositions qu’ils firent en échange frisaient l’escroquerie.

Le télégramme émut vivement Maximilien Andreïevitch. C’était une occasion qu’il eût été criminel de laisser échapper. Les gens qui ont le sens des réalités savent que de semblables occasions ne se présentent pas deux fois.

Bref, en dépit de tous les obstacles qui pourraient se présenter, il fallait s’assurer l’héritage de l’appartement du neveu, rue Sadovaïa. Certes, c’était difficile, très difficile, mais il fallait à tout prix surmonter ces difficultés. Homme d’expérience, Maximilien Andreïevitch savait que la première démarche, absolument obligatoire, qu’il devait accomplir, était de se faire enregistrer, au moins provisoirement, comme locataire des trois pièces de feu son neveu.

Le vendredi, au début de l’après-midi, Maximilien Andreïevitch pénétrait donc dans la salle où se tenait habituellement le comité de gérance du 302 bis rue Sadovaïa, à Moscou.

La salle était étroite et basse. Au mur, était collée une vieille affiche qui montrait, à l’aide de plusieurs dessins, comment il fallait procéder pour ranimer un noyé. Derrière une table de bois, dans la plus complète solitude, était assis un homme d’âge moyen, mal rasé et au regard inquiet.

– Puis-je voir le président du comité de gérance ? s’enquit poliment l’économiste-planificateur, en ôtant son chapeau et en posant sa petite valise sur une chaise vide.

Cette question, des plus simples en apparence, jeta l’homme assis dans un trouble inexplicable, et tel que son visage s’altéra. L’anxiété le fit loucher, et il marmonna indistinctement que le président n’était pas là.

– Il est chez lui ? demanda Poplavski. C’est pour une affaire extrêmement urgente.

De nouveau, la réponse de l’homme assis fut obscure et décousue, mais elle laissait deviner que le président n’était pas non plus chez lui.

– Quand rentrera-t-il ?

L’homme assis ne répondit rien, et regarda avec chagrin par la fenêtre.

« Ah ! ah !… » se dit à lui-même l’intelligent Poplavski, et il s’informa du secrétaire.

Avec un effort qui empourpra sa figure, l’étrange personnage bredouilla de nouveau que le secrétaire n’était pas là non plus… qu’on ne savait pas quand il rentrerait… que le secrétaire était malade…