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« Ah ! ah !… » se dit Poplavski.

– Mais enfin, il y a bien quelqu’un du comité de gérance, ici ?

– Moi, répondit faiblement l’homme assis.

– Voyez-vous, commença alors Poplavski d’un ton pénétré, il se trouve que je suis l’unique héritier du défunt Berlioz, mon neveu, qui a péri, comme vous le savez, près de l’étang du Patriarche, et je suis tenu, conformément à la loi, de recueillir cette succession, qui consiste, d’une part, en notre appartement n°50…

– Je ne suis pas au courant, camarade, coupa tristement l’homme assis.

– Mais, permettez, dit Poplavski d’une voix forte, en tant que membre du comité, vous êtes tenu de…

À ce moment, un citoyen entra dans la salle. À sa vue, l’homme assis pâlit derrière sa table.

– Piatnajko, membre du comité de gérance ? demanda le nouveau venu à l’homme assis.

– C’est moi, murmura celui-ci d’une voix à peine distincte.

L’intrus lui chuchota quelques mots à l’oreille. Aussitôt, dans un grand désarroi, il se leva de sa chaise, et, quelques secondes plus tard, Poplavski se retrouvait seul dans la salle déserte.

« Ho, ho, ça se complique ! Dire qu’il a fallu que tous s’absentent en même temps… », pensa Poplavski avec dépit, en traversant rapidement la cour asphaltée pour se rendre à l’appartement 50.

À peine l’économiste-planificateur avait-il ôté son doigt de la sonnette que la porte s’ouvrait, et Maximilien Andreïevitch entra dans le vestibule à demi obscur. Tout de suite, une circonstance l’étonna quelque peu : il ne comprenait pas qui avait pu lui ouvrir la porte, car dans le vestibule il n’y avait personne, hormis un énorme chat noir assis sur une chaise.

Maximilien Andreïevitch toussota et frappa légèrement le plancher du pied ; immédiatement, la porte du cabinet de travail s’ouvrit, et Koroviev parut. Maximilien Andreïevitch s’inclina poliment, quoique avec dignité, et dit :

– Mon nom est Poplavski. Je suis l’oncle… (Sans lui laisser le temps de finir sa phrase, Koroviev tira brusquement de sa poche un mouchoir sale, y enfouit son visage et se mit à pleurer.)… du défunt Berlioz, et…

– Oh oui, oh oui ! coupa Koroviev en ôtant le mouchoir de sa figure. Rien qu’en vous voyant, j’ai deviné que c’était vous !

Un sanglot le secoua, et il se mit à crier :

– Ha, quel malheur, hein ? Qu’est-ce qu’on ne voit pas, de nos jours, hein ?

– Il a été écrasé par un tramway, n’est-ce pas ? dit à mi-voix Poplavski.

– Écrabouillé ! (cria Koroviev, et un flot de larmes jaillit sous son lorgnon.) Écrabouillé ! J’étais là, j’ai tout vu. Croyez-vous – d’abord la tête – bing ! en l’air ! Puis la jambe droite – crac ! – en deux ! Et la gauche – crac ! – en deux aussi ! Voilà à quoi ça mène, ces tramways !

Et, apparemment incapable de se contenir, Koroviev piqua du nez dans la glace qui ornait le mur, à côté de lui, et demeura là, tout secoué de sanglots.

L’oncle de Berlioz fut sincèrement touché par l’attitude de l’inconnu. « Et on dit qu’à notre époque, il n’y a plus d’amis véritables ! » pensa-t-il, en ressentant lui-même un léger picotement dans les yeux. Mais en même temps, un petit nuage désagréable traversa son esprit, une petite pensée fugitive, mais venimeuse : cet ami véritable se serait-il déjà fait enregistrer dans l’appartement du défunt ? La vie n’était pas avare d’exemples de ce genre.

– Je vous demande pardon : vous étiez un ami de mon pauvre Micha ? demanda-t-il en essuyant du revers de sa manche son œil gauche, d’ailleurs parfaitement sec, et en examinant de l’œil droit Koroviev bouleversé par le chagrin.

Mais celui-ci sanglotait avec un tel débordement qu’on ne pouvait rien comprendre à ce qu’il disait, sauf ces mots sans cesse répétés : « Crac ! en deux ! » Quand il eut pleuré tout son soûl, Koroviev se décolla enfin du mur et hoqueta :

– Non, je n’en peux plus ! Je vais aller prendre trois cents gouttes de valériane à l’éther… et, tournant vers Poplavski un visage ravagé par les larmes, il ajouta : Voilà ce que c’est, le tramway !

– Excusez-moi, c’est vous qui m’avez envoyé le télégramme ? dit Maximilien Andreïevitch, en se demandant avec une inquiétude croissante qui pouvait bien être ce pleurard.

– C’est lui, répondit Koroviev en montrant du doigt le chat noir.

Poplavski écarquilla les yeux, croyant avoir mal entendu.

– Non, je n’en peux plus, je suis à bout…, reprit Koroviev en reniflant – quand j’y repense : la roue sur sa jambe… une seule roue pèse dix pounds… Crac !… Je vais m’allonger, essayer d’oublier en dormant…

Et il quitta le vestibule.

Alors, le chat bougea. Il sauta à bas de sa chaise, se dressa sur ses pattes de derrière, mit ses pattes de devant sur ses hanches, ouvrit la gueule et dit :

– Oui, c’est moi qui ai envoyé le télégramme. Et après ?

Maximilien Andreïevitch fut pris de vertige. Ses bras tombèrent et ses jambes se dérobèrent sous lui, de sorte qu’il laissa choir sa valise et se retrouva assis sur une chaise, en face du chat.

– Il me semble que je vous ai posé une question en bon russe, dit sévèrement celui-ci : et après ?

Mais Poplavski fut incapable de répondre.

– Passeport ! vociféra le chat en tendant sa grosse patte boudinée.

Hors d’état de réfléchir, ne voyant rien d’autre que les deux flammes qui brillaient dans les yeux du chat, Poplavski, d’un geste vif, comme s’il sortait un pistolet, tira de sa poche son passeport. Le chat prit sur la console une paire de lunettes à grosse monture noire, en chaussa son museau, ce qui lui donna un air encore plus imposant, et arracha le passeport de la main tremblante de Poplavski.

« Est-ce que je vais m’évanouir, ou non ? » se demanda Poplavski avec curiosité. Du fond de l’appartement lui parvint le bruit étouffé des sanglots de Koroviev, tandis que l’odeur de l’éther, de la valériane et de quelque autre saleté nauséabonde envahissait le vestibule.

– Quel est le commissariat qui vous a délivré ce document ? demanda le chat en examinant la première page.

Il n’obtint pas de réponse.

– Le commissariat n° 12, se répondit-il à lui-même en posant la patte sur le passeport, qu’il tenait d’ailleurs à l’envers. Mais oui, naturellement ! Je le connais bien, ce commissariat : il délivre des passeports à n’importe qui. Mais si ç’avait été moi, par exemple, je n’aurais jamais donné un passeport à un type comme vous ! Jamais, à aucun prix ! Il m’aurait suffi de voir votre figure pour refuser immédiatement ! (De colère, il jeta le passeport à terre.) Votre présence aux obsèques est interdite, poursuivit-il d’un ton officiel. Ayez l’obligeance de regagner votre domicile. (Et il hurla en direction de la porte :) Azazello !

À son appel parut aussitôt dans le vestibule un petit homme roux, boiteux, moulé dans un tricot noir, avec un couteau passé dans sa ceinture de cuir, quelques dents jaunes dans la bouche et une taie sur l’œil gauche.

Poplavski sentit l’air lui manquer. Il se leva et fit quelques pas à reculons, la main appuyée sur le cœur.

– Azazello, raccompagne-le ! ordonna le chat, et il quitta à son tour le vestibule.

– Poplavski, nasilla le petit homme d’une voix doucereuse, j’espère que tu as compris ?

Poplavski fit « oui » de la tête.

– Retourne immédiatement à Kiev, continua Azazello, restes-y, fais-toi muet comme une carpe et plus petit qu’une fourmi, et ne rêve plus jamais d’appartements à Moscou. Vu ?

Ce petit homme, dont les chicots jaunes, le poignard et l’œil borgne inspiraient une terreur mortelle à Poplavski, arrivait à peine à l’épaule de l’économiste, mais son action fut énergique, coordonnée et sans bavure.