Выбрать главу

L’artiste s’écria :

– Aïe ! Vous vous êtes fait mal ?

Azazello aida le buffetier à se relever, et lui donna un autre siège. D’une voix pleine de larmes, le buffetier refusa d’ôter son pantalon pour le faire sécher devant le feu, comme le lui proposait son hôte, et, excessivement mal à l’aise dans ses vêtements mouillés, il s’assit sur le nouveau tabouret, avec précaution.

– J’aime être assis très bas, dit l’artiste. Ainsi, il est moins dangereux de tomber. Bon, nous en étions donc à l’esturgeon. Mon petit agneau, de la fraîcheur, encore de la fraîcheur, toujours de la fraîcheur ! Telle doit être la devise de tout buffetier. Tenez, voulez-vous goûter…

À ce moment, dans la lueur pourpre de la cheminée, la lame d’une épée brilla devant les yeux du buffetier, et Azazello déposa dans une assiette d’or un gros morceau de viande grésillante, qu’il arrosa de jus de citron, et qu’il donna au buffetier avec une fourchette d’or à deux dents.

– Humblement… je…

– Mais si, mais si, goûtez donc !

Par politesse, le buffetier coupa un petit morceau de viande qu’il mit dans sa bouche et, tout de suite, il dut convenir qu’il n’avait jamais rien mangé d’aussi frais, ni, surtout, d’aussi extraordinairement délicieux. Mais, comme il achevait la viande juteuse et odorante, le buffetier faillit s’étrangler et tomber à la renverse une deuxième fois. De la pièce voisine, en effet, venait d’entrer un gros oiseau au plumage sombre dont l’aile frôla sans bruit le crâne chauve du buffetier. L’oiseau se posa sur la tablette de la cheminée, à côté d’une pendule, et on put voir alors que c’était une chouette. « Seigneur, mon Dieu !… pensa Andreï Fokitch qui, comme tous les buffetiers, était très nerveux. En voilà une maison !… »

– Une coupe de vin ? Blanc, rouge ? Du vin de quel pays préférez-vous, à cette heure de la journée ?

– Humblement… je ne bois pas…

– C’est un tort ! Désirez-vous alors faire une partie de dés ? Ou bien aimez-vous mieux un autre jeu ? Dominos, cartes ?

– Je ne joue pas, répondit le buffetier, excédé.

– Très mauvais ! déclara catégoriquement le maître de maison. Il y a, si vous le permettez, quelque chose de malsain chez un homme qui fuit le vin, le jeu, la compagnie des femmes charmantes et les conversations d’après-dîner. De telles gens, ou bien sont gravement malades, ou bien haïssent en secret leur entourage. Il est vrai que des exceptions sont possibles. Parmi les gens qui se sont assis avec moi à des tables de festin, il s’est trouvé parfois d’étonnants gredins !… Bon, j’écoute votre affaire.

– Hier, vous avez daigné faire quelques tours de passe-passe…

– Moi ? s’écria le magicien d’un air stupéfait. De grâce ! ce n’est vraiment pas mon genre !

– Pardon, dit le buffetier interdit. Mais hier… la séance de magie noire…

– Ah ! oui, mais oui, bien sûr ! Mon cher, je vais vous révéler un secret. Je ne suis pas du tout un artiste. Simplement, je voulais voir les Moscovites rassemblés en foule, et quoi de mieux qu’un théâtre pour cela ? C’est ma suite – il montra le chat d’un signe de tête – qui a organisé cette séance, et moi, je me suis contenté de rester assis et de regarder les Moscovites. Mais ne changez pas ainsi de visage, et dites-moi plutôt ce qui, à propos de cette séance, vous amène ici.

– Eh bien, si vous le permettez, entre autres choses, des billets sont descendus du plafond… (Ici, le buffetier baissa la voix et jeta un regard confus autour de lui.) Enfin, tout le monde en a ramassé. Puis un jeune homme est venu au buffet, il m’a donné un billet de dix roubles, et je lui ai rendu huit cinquante de monnaie… Ensuite un autre…

– Aussi un jeune homme ?

– Non, un vieux. Et un troisième, un quatrième… À chaque fois j’ai rendu la monnaie. Et aujourd’hui, quand j’ai vérifié ma caisse, au lieu d’argent je n’ai trouvé que des bouts de papier. Ça coûte cent neuf roubles au buffet.

– Aïe, aïe, aïe ! s’écria l’artiste. Croyaient-ils vraiment qu’il s’agissait de véritables billets ? Je ne peux pas admettre l’idée qu’ils aient fait cela consciemment.

Le buffetier eut un regard torve et attristé, mais ne dit rien.

– Des escrocs, alors ? demanda le magicien avec angoisse. Est-il possible qu’il y ait des escrocs parmi les habitants de Moscou ?

Le sourire que fit le buffetier en réponse était si amer qu’aucun doute ne put subsister : oui, il y avait des escrocs parmi les habitants de Moscou.

– Quelle bassesse ! s’indigna Woland. Vous êtes un homme pauvre… N’est-ce pas, vous êtes un homme pauvre ?

Le buffetier rentra la tête dans les épaules, et l’on vit bien, ainsi, que c’était un homme pauvre.

– À combien se montent vos économies ?

La question fut posée d’un ton compatissant, mais on ne pouvait nier qu’elle manquait de tact. Le buffetier se troubla.

– Deux cent quarante-neuf mille roubles, répartis dans cinq caisses d’épargne ! lança de la pièce voisine une voix chevrotante. Et à la maison, sous les lames du parquet, deux cents pièces de dix roubles-or.

Le buffetier sembla se ratatiner sur son tabouret.

– Oui, évidemment, ce n’est pas une grosse somme, dit Woland d’un air dédaigneux, bien qu’au fond, à proprement parler, vous n’en ayez nul besoin. Quand mourrez-vous ?

Là, le buffetier eut un mouvement de révolte.

– Personne ne le sait et ça ne regarde personne, répliqua-t-il.

– Personne ne le sait ? Tu parles ! reprit l’horrible voix dans le cabinet de travail. C’est aussi simple que le binôme de Newton ! Il mourra dans neuf mois, en février de l’année prochaine, d’un cancer du foie, à la clinique du quartier de l’Université, salle 4.

Le visage du buffetier prit une couleur jaune.

– Neuf mois…, compta Woland d’un air songeur. Deux cent quarante-neuf mille… Cela fait en chiffres ronds, vingt-sept mille par mois… c’est peu, mais en se contentant d’une vie modeste… Et puis, il y a aussi les pièces d’or…

– Il n’aura pas la possibilité de les changer, intervint encore la voix, glaçant le cœur du buffetier. À la mort d’Andreï Fokitch, sa maison sera immédiatement démolie et les pièces d’or seront portées à la banque d’État.

– Quant à moi, je ne vous conseillerais pas d’aller à la clinique, reprit l’artiste. Quel sens cela a-t-il de mourir dans une salle d’hôpital, au milieu des gémissements et des râles des malades incurables ? Ne vaudrait-il pas mieux, avec vos vingt-sept mille roubles, organiser un grand festin, et ensuite prendre du poison, et passer dans l’autre monde au son des violons, entouré de splendides bacchantes et de hardis compagnons ?

Le buffetier, immobile sur son siège, semblait avoir vieilli de dix ans. Ses yeux étaient cernés, ses joues flasques, et sa mâchoire inférieure pendait lamentablement.

– Du reste, nous rêvons, nous rêvons ! s’écria l’artiste. Au fait ! Montrez-moi vos bouts de papier.

Le buffetier, profondément troublé, tira de sa poche un paquet, l’ouvrit et demeura cloué de stupeur : dans le morceau de journal, il y avait des billets de dix roubles.

– Mon cher, effectivement, vous êtes souffrant, dit Woland en haussant les épaules.

Le buffetier, souriant d’un air hagard, se leva.

– Eh b…, eh bien…, dit-il en bégayant, si jamais ça recomm…

– Hum…, dit l’artiste, songeur. Eh bien, revenez nous voir. Vous serez toujours le bienvenu. Heureux d’avoir fait votre connaissance…

À ce moment, du cabinet de travail, surgit Koroviev. Il se cramponna au bras du buffetier, le tirailla de tous côtés et pria Andreï Fokitch de transmettre ses compliments à tout le monde, à tout le monde ! N’y comprenant pas grand-chose, le buffetier regagna le vestibule.