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– Hella, reconduis-le ! cria Koroviev.

Nouvelle apparition de cette rousse toute nue ! Le buffetier franchit hâtivement la porte, gémit faiblement « au revoir », et s’en alla en titubant comme un homme ivre. Ayant descendu quelques marches, il s’arrêta, s’assit dans l’escalier et ouvrit son paquet : les billets étaient toujours là.

À ce moment, de l’appartement voisin, sortit la femme au cabas vert. En voyant l’homme assis sur une marche qui contemplait d’un air stupide ses billets de dix roubles, elle sourit et dit pour elle-même :

– Quelle maison !… Celui-là qui est déjà soûl… Et encore un carreau de cassé dans l’escalier !

Mais, ayant examiné le buffetier de plus près, elle s’écria aussitôt :

– Oh ! dites donc, citoyen, vous ne vous mouchez pas du pied ! Tu les partages avec moi, ces gros billets, dis ?

– Laisse-moi tranquille, par le Christ ! dit le buffetier effrayé, et il cacha promptement son argent.

La femme éclata de rire.

– Hé, va te faire voir, vieux rapiat ! Je plaisantais…

Et elle descendit.

Le buffetier se releva lentement, porta la main à sa tête pour rajuster son chapeau, et s’aperçut qu’il ne l’avait pas. L’idée de remonter lui faisait horreur, mais il regrettait son chapeau. Il hésita, puis se décida à remonter et sonna.

– Que voulez-vous encore ? lui demanda cette maudite Hella.

– J’ai oublié mon chapeau…, balbutia le buffetier en montrant du doigt son crâne chauve.

Hella lui tourna le dos. Mentalement, le buffetier cracha, et il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il vit qu’Hella lui tendait son couvre-chef, et une épée à poignée noire.

– C’est pas à moi…, marmonna le buffetier en repoussant l’épée et en se coiffant vivement de son chapeau.

– Vraiment ? Vous êtes venu sans épée ? fit Hella d’un air étonné.

Le buffetier grogna quelques mots indistincts et se hâta de redescendre. Mais tout à coup il sentit sa tête incommodée par une chaleur excessive. Il ôta son chapeau et, avec un sursaut de frayeur, il poussa un léger cri : en fait de chapeau, sa main tenait un béret de velours orné d’une plume de coq défraîchie. Le buffetier se signa. Au même instant, le béret fit « miaou », se changea en petit chat noir, regagna d’un bond la tête d’Andreï Fokitch et s’accrocha de toutes ses griffes à la peau de son crâne. Jetant un cri affreux, le buffetier se rua dans l’escalier. Le petit chat sauta alors à terre et remonta au galop.

Aussitôt à l’air libre, le buffetier traversa la cour à toutes jambes et quitta pour toujours la diabolique maison n°302 bis.

On sait très précisément ce qu’il advint de lui ensuite. Arrivé dans la rue, le buffetier regarda autour de lui avec égarement, comme s’il cherchait quelque chose. Une minute plus tard, il était sur le trottoir d’en face et entrait dans une pharmacie. Il eut à peine prononcé ces mots « Dites-moi, s’il vous plaît… », que la femme qui se tenait derrière le comptoir s’écria :

– Citoyen, vous avez la tête tout écorchée !

Cinq minutes après, le buffetier, la tête enveloppée de gaze, apprit que les meilleurs spécialistes du foie étaient les professeurs Bernadski et Kouzmine, demanda lequel des deux habitait le plus près, rougit de contentement quand on lui dit que Kouzmine demeurait exactement de l’autre côté de la cour, dans une petite maison blanche. En deux minutes, il y fut.

La petite propriété était fort vieille, mais remarquablement confortable. La première personne qui accueillit le buffetier – il s’en souvint par la suite – fut une antique nounou qui ne cessait de mâchonner, bien qu’elle n’eût rien dans la bouche. Elle vint pour lui prendre son chapeau, mais comme il n’en avait pas, elle s’en alla, et il ne la revit plus.

À sa place parut, près d’un miroir et, semble-t-il, sous une espèce d’arche, une femme d’âge moyen qui lui dit tout de suite qu’il pouvait se faire inscrire, mais seulement pour le 19 du mois, pas avant. Le buffetier vit aussitôt le moyen de s’en tirer. Jetant un regard éteint de l’autre côté de l’arche où, dans ce qui ne pouvait être qu’une antichambre, trois personnes attendaient, il murmura :

– Je vais mourir…

La femme regarda avec perplexité la tête bandée du buffetier, hésita, et dit enfin :

– Dans ce cas… et elle s’effaça pour laisser entrer le buffetier.

Au même instant, en face de l’arche, une porte s’ouvrit, dans l’embrasure de laquelle brilla un pince-nez d’or. La femme en blouse blanche dit :

– Citoyens, ce malade ne peut attendre.

Et le buffetier n’eut pas le temps de faire « ouf » qu’il se trouvait dans le cabinet du professeur Kouzmine. C’était une pièce oblongue, qui n’avait rien d’effrayant, ni de solennel, ni même de médical.

– Qu’avez-vous ? demanda le professeur Kouzmine d’une voix agréable, en regardant la tête bandée avec une certaine inquiétude.

– Je viens d’apprendre, d’une personne digne de foi, répondit le buffetier en fixant d’un regard dément une photo de groupe encadrée, qu’en février de l’année prochaine je mourrai d’un cancer du foie. Je vous supplie de me guérir.

Le professeur Kouzmine se renversa sur le haut dossier de cuir de son fauteuil gothique.

– Pardon, je ne vous comprends pas bien… Vous… vous avez vu un médecin ? Pourquoi avez-vous ce pansement à la tête ?

– Un médecin, quel médecin ?… En fait de médecin, si vous l’aviez vu…, répondit le buffetier qui se mit soudain à claquer des dents. Ne vous occupez pas de ma tête, reprit-il, elle n’a aucun rapport… Ma tête, mettez-la au rancart, elle n’a rien à voir ici… C’est le cancer du foie, guérissez-moi !…

– Mais permettez, qui vous a dit ?

– Croyez-le ! dit le buffetier avec feu. Il sait !

– Je n’y comprends rien du tout ! dit le professeur en reculant son fauteuil. Comment peut-il savoir quand vous mourrez ? D’autant qu’il n’est pas médecin !

– Salle 4, répondit le buffetier.

Alors, le professeur regarda plus attentivement son patient, sa tête, son pantalon humide, et pensa : « Il ne manquait plus que ça : un fou… » Il demanda :

– Vous buvez de la vodka ?

– Je n’ai jamais touché une goutte d’alcool, répondit le buffetier.

L’instant d’après, il était déshabillé, allongé sur la toile cirée froide d’une couchette, et le professeur lui pétrissait le ventre – ce qui eut pour effet, il faut bien le dire, d’égayer notablement le buffetier. Le professeur affirma catégoriquement qu’à l’heure actuelle, tout au moins à première vue, le buffetier ne présentait aucun symptôme de cancer, mais que, puisque aussi bien… il semblait le craindre, effrayé sans doute par quelque charlatan, il faudrait faire les analyses…

Le professeur écrivit rapidement quelques lignes sur une feuille de papier, tout en expliquant au buffetier où il devait aller, et ce qu’il devait porter. En outre, il lui donna un mot de recommandation pour le professeur Bourié, neuropathologue, en lui disant que son système nerveux était complètement détraqué.

– Combien vous dois-je, professeur ? demanda le buffetier d’une voix cérémonieuse, mais mal assurée, en tirant de sa poche un épais portefeuille.

– Ce que vous voudrez, répondit brièvement le professeur.

Le buffetier prit trois billets de dix roubles et les étala sur le bureau. Puis, avec une douceur inattendue, comme un chat faisant patte de velours, il déposa par-dessus un petit rouleau de papier de journal qui produisit un léger tintement métallique.