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Avant toutes choses, dévoilons un secret que le Maître n’avait pas voulu révéler à Ivanouchka. Son amante s’appelait Marguerite Nikolaïevna. Par ailleurs, tout ce que le Maître avait dit d’elle au pauvre poète n’était que la stricte vérité. Il avait fait de sa bien-aimée une description fidèle. Elle était, effectivement, belle et intelligente. À cela, il faut ajouter une chose : on peut affirmer, sans crainte, que bien des femmes auraient donné n’importe quoi pour échanger leur existence contre celle de Marguerite Nikolaïevna. Âgée de trente ans, Marguerite était mariée, sans enfant, à un très éminent spécialiste, auteur, par-dessus le marché, d’une découverte de la plus haute importance, une découverte d’intérêt national. Son mari était jeune, beau, bon, honnête, et il adorait sa femme. Tous deux occupaient entièrement l’étage supérieur d’un magnifique hôtel particulier entouré d’un jardin et situé dans l’une des petites rues qui avoisinent la place de l’Arbat. Séjour enchanteur ! Du reste, chacun peut s’en convaincre, s’il veut bien aller voir ce jardin. Qu’il s’adresse à moi, je lui donnerai l’adresse et je lui indiquerai le chemin, la propriété est encore intacte.

Marguerite Nikolaïevna avait tout l’argent qu’elle pouvait désirer. Marguerite Nikolaïevna pouvait acheter tout ce qui lui faisait envie. Parmi les relations de son mari, elle pouvait rencontrer des gens fort intéressants. Marguerite Nikolaïevna n’avait jamais touché un réchaud à pétrole. Marguerite Nikolaïevna ne connaissait rien des horreurs de l’existence dans un appartement communautaire. En un mot… elle était heureuse ? Eh bien, non, pas un instant ! Dès le moment où, âgée de dix-neuf ans, elle s’était mariée et était venue habiter dans cette propriété, elle n’avait plus connu le bonheur. Dieux, dieux ! Que fallait-il donc à cette femme ? Que fallait-il à cette femme, dans les yeux de qui brûlait constamment une petite flamme incompréhensible ? Que fallait-il à cette sorcière qui louchait très légèrement d’un œil et qui, ce fameux jour, s’était parée d’un bouquet printanier de mimosas ? je l’ignore, je n’en sais rien. Sans doute avait-elle dit la vérité : ce qu’il lui fallait, c’était lui – le Maître –, et pas du tout une maison gothique, pas du tout un jardin privé, pas du tout de l’argent. Elle l’aimait – elle avait dit la vérité.

Même moi – étranger à cette histoire, bien que j’en sois le narrateur véridique –, mon cœur se serre à la pensée de ce que dut éprouver Marguerite lorsque, le lendemain, elle revint à la petite maison du Maître (heureusement, elle n’avait pas eu l’occasion de tout dire à son mari, car celui-ci n’était pas rentré à l’heure prévue), et apprit que le Maître n’était plus là. Elle fit tout pour en savoir davantage, mais naturellement elle n’apprit rien de plus.

Alors, elle rentra à la propriété, et recommença à vivre comme par le passé.

Mais dès que la neige sale se fut effacée des rues et des trottoirs, dès que le printemps se mit à souffler par les vasistas des bouffées d’un vent chargé d’angoisse et d’une vague odeur de pourriture, la tristesse de Marguerite Nikolaïevna redoubla. Souvent, en secret, elle pleurait, longuement et amèrement. Celui qu’elle aimait était-il vivant ou mort ? Elle l’ignorait. Et, à mesure que s’écoulaient ces lugubres journées, de plus en plus souvent, surtout à la tombée de la nuit, lui venait la pensée qu’elle était liée à un mort.

Donc, elle devait l’oublier, ou bien mourir elle aussi. Mais traîner plus longtemps cette morne existence, impossible. Impossible ! L’oublier, quoi qu’il en coûtât, l’oublier ! Seulement, il ne se laissait pas oublier, voilà le malheur.

– Oui, oui, oui, la même faute, exactement ! disait Marguerite, assise près du poêle et regardant le feu, qu’elle avait allumé en souvenir du feu qui brûlait à l’époque où il écrivait l’histoire de Ponce Pilate. Pourquoi l’ai-je quitté cette nuit-là ? Pourquoi ? C’était de la folie ! je suis revenue le lendemain, honnêtement, comme je le lui avais promis, mais il était déjà trop tard. Oui, je suis revenue, mais, comme le malheureux Matthieu Lévi, trop tard !

Toutes ces paroles, évidemment, étaient absurdes. Qu’est-ce que cela aurait changé, en effet, si, cette nuit-là, elle était restée chez le Maître ? Aurait-elle pu le sauver ? Ridicule !… pourrions-nous nous exclamer, mais, devant cette femme désespérée, nous nous en abstiendrons.

Le jour où se produisit tout ce remue-ménage insensé provoqué par la présence du magicien noir à Moscou, ce vendredi où l’oncle de Berlioz fut fermement renvoyé à Kiev, où le comptable fut arrêté et où se produisirent toutes sortes de choses excessivement bêtes et incompréhensibles, ce jour-là, vers midi, Marguerite s’éveilla dans sa chambre située en encorbellement dans la tour de la grande maison.

En s’éveillant, Marguerite ne pleura pas, contrairement à ce qui arrivait souvent, car elle eut aussitôt le pressentiment qu’aujourd’hui, enfin, il se passerait quelque chose.

Elle s’empressa de réchauffer et de cultiver ce pressentiment dans le fond de son cœur, de peur qu’il ne s’en aille.

– Oui, j’y crois ! murmura solennellement Marguerite. J’y crois ! Il se passera quelque chose ! Ce n’est pas possible autrement, car, en fin de compte, pourquoi serais-je condamnée à souffrir toute ma vie ? Je l’avoue, oui, j’ai menti, j’ai trompé, j’ai vécu une vie secrète, cachée aux regards des gens, mais tout de même, cela ne mérite pas un châtiment aussi cruel… Il va arriver quelque chose, forcément, parce que rien, jamais, ne dure éternellement. En outre, j’ai eu un rêve prophétique, cela, j’en jurerais…

Ainsi murmurait Marguerite Nikolaïevna, en regardant les stores ponceau inondés de soleil, puis en s’habillant fébrilement et en démêlant, devant un miroir à trois faces, les boucles de ses cheveux courts.

Le rêve que Marguerite avait eu cette nuit-là était en effet inhabituel. Le fait est que, tout au long de ce douloureux hiver, jamais elle n’avait vu le Maître en songe. La nuit, il la laissait en paix, et ne venait la tourmenter que pendant la journée. Mais cette fois elle avait rêvé de lui.

Marguerite vit d’abord, dans son rêve, une contrée inconnue d’elle – mélancolique, désolée sous le ciel bas et gris des premiers jours du printemps. Sous ce ciel lugubre, où couraient des lambeaux de nuages noirâtres, passa sans bruit une bande de freux. Un petit pont branlant et noueux enjambait les eaux troubles d’un ruisseau printanier. Çà et là, quelques arbres misérables dressaient tristement leurs troncs dépouillés. Un tremble solitaire, et plus loin, entre les arbres, dans une sorte d’enclos, une petite construction en rondins, qui pouvait être soit une cuisine isolée, soit une étuve, soit le diable sait quoi encore !

Il y avait dans tout cela quelque chose de mort, et de si désolant qu’on avait envie de se pendre à ce tremble, là, près du petit pont. Pas un souffle de brise, pas un mouvement de vie dans ces nuages, pas une âme. Contrée infernale pour un vivant !

Et voici, figurez-vous, que s’ouvre toute grande la porte de cette construction de bois, et qu’il apparaît. Il est assez éloigné, mais on le reconnaît parfaitement. Il semble déguenillé, et il est impossible de distinguer la forme et la nature de ses vêtements. Ses cheveux sont ébouriffés, et il n’est pas rasé. Son regard est inquiet, malade. Il lui fait signe de la main, il l’appelle. Suffoquant dans cette atmosphère sans vie, Marguerite, sautant par-dessus les mottes de terre et les touffes d’herbe, courait vers lui – quand elle s’éveilla.