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– Rendez-moi ça ! cria Azazello furieux. Rendez-moi ça, et au diable toute cette histoire ! Que Béhémoth s’en occupe !

– Oh non ! s’exclama Marguerite, d’une voix qui fit se retourner les passants. Je suis d’accord pour tout, je suis d’accord pour me barbouiller de crème et toute cette comédie, je suis d’accord pour aller à tous les diables ! Je garde la boîte !

– Bah ! s’écria soudainement Azazello et, regardant avec des yeux ronds le grillage du jardin, il montra quelque chose du doigt.

Marguerite se tourna dans la direction que lui indiquait Azazello, mais ne vit rien de particulier. Elle se retourna alors vers Azazello pour lui demander ce que signifiait ce stupide « bah ! », mais il n’y avait plus personne pour lui fournir cette explication : le mystérieux interlocuteur de Marguerite avait disparu.

Marguerite mit vivement la main dans son sac, où elle avait caché la boîte juste avant ce « bah ! », et s’assura qu’elle était toujours là. Alors, sans plus réfléchir, Marguerite sortit rapidement du jardin Alexandrovski.

CHAPITRE XX. La crème d’Azazello

À travers les branches d’un érable, la pleine lune se découpait dans le ciel pur du soir. Dans le jardin, l’ombre des tilleuls et des acacias dessinait de complexes arabesques. La triple fenêtre de l’encorbellement, tous battants ouverts mais obstruée par le store, laissait s’écouler une débauche de lumière électrique. Dans la chambre de Marguerite, toutes les lumières brûlaient. Elles éclairaient le plus complet désordre.

Sur le couvre-pied du lit gisaient pêle-mêle des corsages, des bas et du linge, des sous-vêtements chiffonnés traînaient à même le plancher à côté d’un coffret de cigarettes que quelqu’un avait écrasé par nervosité. Des souliers étaient posés sur la table de nuit, à côté d’une tasse de café inachevée et du cendrier où fumait un mégot. Une robe de soirée noire était accrochée au dossier d’une chaise. La chambre était remplie d’effluves de parfums, auxquels se mêlait, venue on ne sait d’où, l’odeur d’un fer à repasser chauffé au rouge.

Nue sous un peignoir de bain mais chaussée de souliers de daim noir, Marguerite était assise devant un trumeau. Une petite montre-bracelet d’or était posée devant elle, près de la boîte que lui avait donnée Azazello, et Marguerite ne quittait pas le cadran des yeux.

Par moments, elle avait l’impression que la montre était arrêtée et que les aiguilles n’avançaient plus. Mais elles avançaient, quoique très lentement, comme si elles collaient au cadran. Enfin, la grande aiguille indiqua la vingt-neuvième minute de neuf heures. Le cœur de Marguerite battit à se rompre, de sorte que, sur le moment, elle ne put même pas poser la main sur la boîte. Mais elle se reprit, ouvrit la boîte et vit qu’elle était remplie d’une crème jaunâtre et grasse dont l’odeur lui rappela celle d’un marécage bourbeux. Du bout du doigt, Marguerite appliqua une touche de crème sur la paume de sa main ; l’odeur de forêt humide et d’herbe des marais se fit plus forte. Marguerite commença alors à enduire de crème son front et ses joues.

La crème s’étalait aisément et – sembla-t-il à Marguerite – s’évaporait aussitôt. Après quelques minutes de massage, Marguerite se regarda dans la glace et, de saisissement, laissa choir la boîte sur sa montre, dont le verre se fendilla en tous sens. Elle ferma les yeux, les rouvrit, se contempla de nouveau et partit d’un rire fou, irrépressible.

Ses sourcils, affilés au bout en fines pointes, s’épaississaient en arcs noirs d’une régularité parfaite, au-dessus de ses yeux dont l’iris vert avait prit un vif éclat. La mince ride qui, depuis octobre, c’est-à-dire depuis la disparition du Maître, coupait verticalement la racine de son nez était complètement effacée. Les ombres jaunes qui ternissaient ses tempes, ainsi que les pattes d’oie qui ridaient imperceptiblement le coin de ses yeux, s’étaient également effacées. Une teinte rose uniforme colorait ses joues, son front était devenu blanc et pur, et ses cheveux artificiellement bouclés par le coiffeur s’étaient dénoués.

Dans la glace, la Marguerite de trente ans était contemplée par une jeune femme de vingt ans, à la souple chevelure noire naturellement ondulée, qui riait sans retenue en montrant toutes ses dents.

Réprimant enfin son rire, Marguerite, d’un geste vif, se débarrassa de son peignoir, puisa largement dans le pot la légère crème grasse et en enduisit énergiquement son corps nu. Aussitôt, celui-ci devint rose et chaud. En même temps se dissipa, comme si on venait d’ôter une aiguille de son cerveau, la douleur lancinante qui avait enserré ses tempes toute la soirée, depuis la rencontre de l’inconnu dans le jardin Alexandrovski ; les muscles de ses bras et de ses jambes s’affermirent, et enfin le corps de Marguerite perdit toute pesanteur.

Elle fit un léger bond et resta suspendue en l’air, à une faible hauteur au-dessus du tapis, puis elle redescendit lentement et se posa à terre.

– Ah ! cette crème ! s’écria Marguerite en se jetant dans un fauteuil.

La crème magique ne l’avait pas seulement changée extérieurement. En elle, partout, dans chaque cellule de son corps, bouillonnait la joie, comme des bulles dont elle éprouvait le picotement dans tout son être. Marguerite se sentait libre, libre de toute entrave. En outre, elle comprit, avec une évidence aveuglante, que venait de se produire, précisément, ce que lui avait annoncé son pressentiment du matin, et qu’elle allait quitter cette maison – et son ancienne vie – pour toujours. Mais une pensée surgit encore de cette ancienne vie, pour lui rappeler qu’elle avait encore un dernier devoir à accomplir, avant de commencer cette vie nouvelle, extraordinaire, qui l’appelait irrésistiblement là-haut, à l’air libre. Toujours nue, elle s’éleva dans les airs, quitta la chambre et, en quelques bonds légers, gagna le bureau de son mari. Elle fit de la lumière et s’élança vers la table. Sur une feuille arrachée à un bloc-notes, elle écrivit d’un seul jet, au crayon, d’une grande écriture rapide, le message suivant :

Pardonne-moi, et oublie-moi aussi vite que possible. Je te quitte pour toujours. Ne me cherche pas, ce serait peine perdue. Les malheurs qui m’ont frappée et le chagrin ont fait de moi une sorcière. Il est temps. Adieu. Marguerite.

L’âme parfaitement soulagée, Marguerite revint vivement dans sa chambre. Natacha, les bras chargés de vêtements, entra sur ses talons. D’un seul coup, tout ce qu’elle portait – cintres de bois garnis de robes, châles de dentelle, souliers de satin bleu sur leurs embauchoirs, ceintures –, tout cela se répandit sur le parquet, et Natacha joignit ses deux mains libres.

– Alors, je suis belle ? s’écria d’une voix rauque Marguerite Nikolaïevna.

– Belle ? Seigneur ! murmura Natacha en reculant. Comment avez-vous fait, Marguerite Nikolaïevna ?

– C’est la crème ! La crème, la crème ! répondit Marguerite en montrant du doigt l’étincelante boîte d’or et en virevoltant devant la glace.

Oubliant les vêtements froissés qui traînaient à terre, Natacha courut au trumeau et, les yeux brûlants d’avidité, regarda fixement l’onguent. Ses lèvres murmurèrent des mots indistincts. Elle se retourna vers Marguerite et dit, avec une sorte de vénération :

– Et la peau, dites ? Marguerite Nikolaïevna, elle brille, votre peau !

À ce moment, elle reprit ses sens et courut ramasser une robe qu’elle secoua pour la défroisser.

– Laissez ! Laissez ! lui cria Marguerite. Au diable tout ça ! Jetez tout ! Ou plutôt non, gardez tout ça pour vous, en souvenir. Je dis : gardez ça en souvenir. Emportez tout ce qu’il y a dans la chambre !